LYDIA
J’étais en propédeutique à la Sorbonne, ce qui correspondait alors à la première année de licence. Les étudiants étaient entassés dans une trop petite salle, certains assis le long des murs, assis au pied de l’estrade, résignés à l’inconfort (les facs surpeuplées ne datent pas d'hier). Ce jour-là j’avais une vraie place, une chaise devant une table, place obtenue au prix d’une heure de queue devant une porte fermée. Comme tous les autres, j’écoutais, je prenais des notes, mots jetés dans le désordre, recomposant maladroitement sur le papier le monde de Balzac présenté par un professeur qui semblait indifférent aux conditions de travail de ses élèves.
Soudain une apparition s’est levée. Elle est sortie de ce grouillement de corps avachis, elle a enjambé des pieds, des sacs, et elle est venue s’asseoir plus prêt de l’estrade, et proche de moi. Etonnée qu’elle ait osé se déplacer, je l’ai contemplée. Elle n’avait pas l'air d'une étudiante, elle était maquillée et portait des talons très hauts. Elle tenait, appuyé sur son bras, un grand classeur, et je voyais sa main tracer de grandes lettres, de longues lignes régulières, des lignes d’un bleu violacé, encre inhabituelle qui ajoutait à la magie de cette apparition. Son abondante chevelure blonde aux reflets cuivrés tombait parfois sur la feuille, et d’un geste agacé – un geste habituel, je le devinais déjà – elle remontait les mèches autour du peigne d’écaille planté dans la masse dorée. J’aurais voulu être plus près d’elle pour lire ce qu’elle écrivait, car il me semblait que ce n’était pas une vulgaire prise de notes, mais un flux ample et régulier qui accompagnait la parole du professeur. Accrochée à son geste, je ne la quittais pas des yeux. J’observais son visage concentré ; parfois ses sourcils se fronçaient, elle soupirait, agacée par sa position recroquevillée ou prise de crampes, et elle se soulevait un peu pour déplacer ses jambes ankylosées. Elle osait manifester son mécontentement, refuser un inconfort que les autres admettaient passivement. J’eus alors une nouvelle surprise : elle poussa encore un soupir excédé, puis je la vis se lever, avancer vivement jusqu’à l’estrade et, s’agenouillant devant le bureau magistral sur lequel elle a posé son classeur, continuer à écrire, imperturbable, sous le regard un peu ahuri du professeur.
Le cours continuait, j'étais stupéfaite de tant de culot, j’étais conquise. Elle serait mon amie, je le voulais, et je ferais comme elle, j’écrirais comme elle, je tracerais de majestueuses majuscules arrondies, je les tracerais de cette encre bleue, bleu violette comme ses yeux.
Pourquoi cette fascination immédiate pour Lydia ? Son comportement individualiste, son indifférence au jugement d'autrui a certainement joué. Elle me renvoyait à mon milieu conventionnel et encroûté dont je prenais peu à peu conscience, à son obéissance aveugle aux usages : surtout ne jamais se faire remarquer. Mon éducation rigoriste, je la détestais sans oser la contester.
J’avais déjà une amie importante, Martine, depuis la classe de seconde. Nous avions été très proches, et ses parents m’accueillaient chaleureusement alors qu’ils appartenaient à un milieu différent du mien, avec grand appartement près de la place de l’Etoile, château à la campagne et traditions aristocratiques. Mais je commençais à me sentir mal à l’aise dans cet entourage agréable mais, en fin de compte, aussi conventionnel que le mien. J’étais mûre pour rencontrer une personnalité qui saurait me séduire grâce à sa différence.
J’ai retrouvé Lydia plus tard car elle fréquentait le même café que moi, en face de la Sorbonne. Tandis que je m’étais orientée vers une licence d’histoire, elle était en licence de lettres et me parlait de littérature avec enthousiasme. Elle avait un caractère passionné et me fascinait. Je croyais avoir déjà beaucoup lu, mais je me trouvais en face d'une boulimique de lecture. Un été elle avait lu l'œuvre complète de Balzac ! Mortifiée, j'entrepris de la rattraper. J'allais souvent dans les librairies avec elle. Cette année-là j'ai lu tout Stendhal en achetant mes premiers Pléiade. Nous confrontions nos lectures. A la fin de l’année, Lydia qui appréciait ce que je lui en disais me déclara :
- Tu as assez perdu de temps en fac d'histoire. Inscris-toi en lettres. Tu es une littéraire, je t'assure que tu réussiras !
Elle n'avait pas besoin d'insister. Mon désintérêt croissant pour l’histoire et le plaisir manifeste qu'elle ressentait dans ses études me donnaient envie de la suivre. Je savais qu'elle avait raison. La confiance qu'elle me témoignait acheva de me convaincre.
Lydia ne suivait pas les mêmes cours car elle avait une année d'avance sur moi. Nous nous retrouvions dans notre café de la place de la Sorbonne. Je relus Poussière (roman de Rosamond Lehmann) et j'y retrouvai notre amitié féminine et notre passion pour l'étude de la littérature. Nous ne parlions que de nos cours et de nos lectures. Nous avions tant à nous dire que nos rapides rencontres n'y suffisaient pas, et nous prîmes l'habitude de nous écrire ! Deux ou trois pages au moins de commentaires littéraires, et quand nous étions à nouveau face à face dans le café nous disséquions le contenu de nos lettres... Quel délire !
Lydia m'invita chez elle. Je savais déjà que ses parents avaient divorcé très vite, que sa mère était morte, et que depuis elle vivait avec son père ; ils avaient passé plusieurs années au Maroc. J'allai donc à Saint-Mandé, curieuse de la voir dans son univers. Elle me fit pénétrer dans un minuscule deux pièces envahi par les livres. Il y en avait parfois sur trois rangées en profondeur, et il lui arrivait d'acheter un ouvrage en double, car elle ne savait plus ce qu'elle possédait. Elle me montra ses livres préférés, sa belle édition de Balzac, quelques luxueuses reliures. J'admirai tout, mais ce qui m'impressionna le plus, c'est ce qu’elle me confia. Sa mère était russe, et elle-même avait vécu son enfance dans un milieu d'artistes, enfant unique gâtée et élevée au milieu d'adultes. Elle me montra des photos où devant un immense arbre de Noël elle était assise sur les genoux de son parrain Serge Lifar, des photos extraites d’un film où sa mère et elle avaient joué pendant la guerre, elle me montra aussi des chaussons de danse qui avaient appartenu à une grande danseuse russe mondialement connue, j'ai oublié laquelle.
Ahurie par tant de détails surprenants, j’écoutais en silence. J’étais en même temps flattée de recevoir ces confidences, méritais-je tant de confiance ?
Soudain son père entra. C'était un monsieur à cheveux blancs encore séduisant, plein de fougue, qui participa avec intérêt à notre conversation et nous quitta aussi rapidement pour le cabinet d'architecte où il dessinait. Il avait avec sa fille des rapports à la fois complices et tumultueux, des habitudes de vieux couple. L'espace exigu qu'ils partageaient favorisait les frictions, me dit Lydia qui adorait visiblement son père. Cette relation chaleureuse et égalitaire entre deux générations différentes était si éloignée de ce que je vivais que cela acheva de me plonger en admiration devant elle.
J’étais envoûtée par un être original qui vivait bien sa différence. J'enviais son bonheur de vivre. Nous avions un point commun : moi aussi j'étais différente, élevée dès l’enfance à l’écart de la société, mais j'en avais toujours souffert, j'avais sans cesse aspiré à vivre comme tout le monde. Peut-être aurait-il suffi que je me sente aimée et appréciée pour supporter la solitude dans laquelle j'avais grandi ?
Elle avait été évasive au sujet de sa mère. Elle m’avait seulement dit qu’elle était très belle. Elle semblait l’avoir placée sur un piédestal, comme une icône intouchable. J’ai senti que Lydia n’avait pas envie de parler d’elle.
Plus tard je l’invitai chez moi, et elle parut gênée par l'atmosphère compassée qui y régnait, par l'accueil froid de ma mère et l'indifférence polie de mon père. Ensuite, tacitement, c'est toujours moi qui allai chez elle.
Un jour elle progressa d'un cran dans ses confidences. Comme je l’accompagnais chercher du courrier en poste restante, elle me dit qu'elle aimait un homme qu'elle avait connu au Maroc et qui y vivait toujours. Il avait « un certain âge » (c'était un ami de son père), il était très beau, il ressemblait à l’acteur Charlton Heston. Mais pourquoi tant de secret ?
- Mon père ne comprendrait pas.
Le romanesque de cette histoire d'amour invraisemblable - se reverraient-ils un jour ? – me séduisit aussitôt. Je n'avais rien à offrir en échange, sinon la correspondance que j’entretenais avec B* parti en Algérie. Pour être à la hauteur de Lydia, je lui confiai donc que moi aussi... Et je donnai à mon histoire une teinte sentimentale qu'elle n'avait pas.
Je me suis mariée et je suis partie habiter à Strasbourg. Ma relation avec Lydia a changé. Je la rencontrais seulement lorsque je venais à Paris pendant les vacances de Noël, ou à l’occasion du début des vacances d’été, en route vers la Bretagne. Une rencontre rapide, frustrante. Elle enseignait maintenant à l’Alliance française du boulevard Raspail. Nos conversations ont changé, finis les échanges littéraires, finie notre insouciance. Ma vie quotidienne de femme mariée était sans intérêt, celle d’enseignante de mon amie présentait peu de fantaisie. Lydia restait originale, individualiste, mais elle avait perdu sa gaîté. Elle restait cependant importante pour moi, elle restait ma meilleure amie.
Les années ont passé, j’ai eu trois enfants, et elle une petite fille. Elle avait rencontré un homme marié qui vivait en Angleterre. Une histoire compliquée avait-elle ajouté sobrement. Cela ne m’avait pas étonnée, au contraire confortée dans l’idée qu’elle ne faisait rien comme tout le monde. Confortée et rassurée : elle ne changeait pas, je pouvais continuer à l’admirer. Il me reste une photo prise chez elle : mon plus jeune fils Denis a deux ans, il est assis à côté du bébé couché sur un divan. Lydia était épanouie, l’incarnation du bonheur maternel, et je songeais qu’elle avait réussi où j’avais échoué. Elle était heureuse.
Trois ans plus tard, je découvrais une Lydia épuisée, accablée d’heures de cours, elle ne dormait plus assez, elle était accaparée par sa fille, n’écoutait qu’elle, ne s’occupait que d’elle. La gamine, capricieuse et gâtée, le centre du monde apparemment, a cassé une assiette à laquelle sa mère tenait. L’atmosphère était tendue, je suis partie, déçue de cet après-midi gâché. Qu’il y avait loin, maintenant, de mon amie dévorée par sa fille à ma vie désenchantée où l’existence de mes enfants m’empêchait de reprendre ma liberté !
Lors d’une autre visite elle m’offrit un livre qu’elle avait écrit dans le cadre de son travail. Il s’agissait d’une petite Histoire de France illustrée, destinée aux élèves étrangers des cours de civilisation française. Elle me l’avait dédicacée : « A P* que j’aime, que j’admire. Ce livre est peu de chose mais il te dit mon affection. » C’était probablement une de nos dernières rencontres. Je lui ai enfin avoué que j’avais fait une erreur en épousant B*, que je voulais le quitter, mais que cela m’angoissait. J’ai encore la longue lettre spontanée et chaleureuse qu’elle m’a envoyée quelque temps plus tard.
Après mon divorce je ne crois pas que nous nous soyons encore rencontrées. Je n’allais plus à Paris, pour y voir qui ? Ma mère m’avait reniée, m’avait coupée des cousins que j’aurais pu rencontrer. Une correspondance pour garder le contact ? Je ne sais plus. Lydia appartenait désormais à mes souvenirs.
Vingt ans ont passé. En 2001 j’ai aperçu à la devanture d’une librairie un roman récent, La petite Bijou. C’est le nom que portait Lydia quand, petite fille pendant la guerre, elle avait joué au cinéma avec sa mère, c’est aussi le surnom qu’utilisait son père quand il s’adressait à elle. Intriguée, j’ai acheté le livre. Quel choc ! Je découvrais au fil des pages que la narratrice, c’était mon amie. Une multitude d’éléments me le prouvait, des lieux cités, des noms, des anecdotes sur son passé, des allusions au film où elle avait joué. En revanche sa mère était décrite sous un jour négatif qui ne collait pas à l’image que Lydia m’en avait donnée : une très jolie femme gâtée par la vie, mais hélas tombée malade. Dans son roman l'auteur traçait le portrait d’une femme vénale qui, pendant l’Occupation, collaborait avec les Allemands. Je savais que le parrain de Lydia, le célèbre danseur, avait eu une attitude ambiguë à cette époque, mais j’avais préféré ne pas approfondir.
Aussitôt j’ai pensé que l’écrivain connaissait forcément mon amie utilisée dans cette fiction. Je lui ai écrit une longue lettre, où je lui prouvais par quelques détails que je savais qui était son héroïne, que je désirais la retrouver. Peut-être préférait-elle rester dans l’ombre, mais qu’il accepte au moins de lui transmettre mes coordonnées.
J’ai attendu une réponse. Longtemps. Plusieurs mois. En vain. Mon désir de revoir mon amie restant vivace, j’ai cherché une autre piste. Je me rappelais le nom de l’amant de Lydia, le père de sa petite fille. Je l’ai cherché dans le bottin téléphonique, ô miracle il y figurait. Mes coups de fil sont restés sans réponse. J’ai écrit. Puis attendu. Longtemps aussi. J’ai enfin reçu une lettre. Un jeune homme m’expliquait que ce monsieur, son grand-père, était décédé, et que logeant parfois dans son appartement il avait ouvert mon courrier. Il allait tenter de trouver l’adresse de Lydia, ajoutant que ce ne serait pas facile, son existence avait été un sujet douloureux pour sa grand-mère… on ne parlait pas de cette liaison dans la famille. Il a tenu parole, et quelques mois plus tard j’ai eu l’adresse désirée, en province.
Heureuse, j’ai écrit, expliqué, bref nous nous sommes rencontrées chez moi, après plus de vingt années. Je l’ai revue telle qu’elle était dans mon souvenir, avec ses beaux cheveux blonds sur les épaules. Nous avions bien sûr beaucoup à nous raconter. Surtout je voulais savoir ce qu’il en était de son apparition dans La petite Bijou. Elle avait été très surprise que cet auteur l’ait utilisée à son insu (il dépouille la presse des années 40 sans se demander si des gens sont encore vivants). Blessée aussi par le portrait qu’il avait tracé de sa mère, elle avait demandé à le voir.
- La seule chose qui est ressortie de notre entretien, m’a-t-elle dit, c’est qu’il avait très peur que je lui intente un procès. Ce n’est pas quelqu’un d’intéressant.
Le romanesque de l’affaire, la largeur d’esprit de mon amie se contentant de la traiter par le mépris, cela suffisait pour que l’auréole dont je l’avais nimbée dans notre jeunesse brille à nouveau. Au cours de la conversation, elle m’apprit que sa mère, très vite après son divorce (sa fille avait alors deux ou trois ans), s’était remariée avec un comte polonais richissime. Telle une midinette, je naviguais en plein conte de fées. Et puis la fille de Lydia avait écrit deux romans, encore de quoi enjoliver ma machine à fantasmer (romans bien sûr que j’ai lus, bien écrits mais d’un ennui abyssal). Cette jeune femme a avoué dans une interview : « Comme il (l'auteur de La petite Bijou) est gentil, il a proposé de faire passer mes manuscrits chez Gallimard ». Ce sera un autre éditeur qui les publiera.
Lydia et moi nous sommes promis de nous revoir chaque fois qu’elle viendrait à Paris. Mais nous n’avions plus grand-chose à nous dire. La magie avait disparu, je ne retrouvais plus l’enchantement des rencontres d’autrefois. Nos chemins se sont à nouveau séparés. Peu à peu Lydia a été noyée parmi les souvenirs de ma jeunesse.
Et pourtant… en 2012, le thème Rencontres a été choisi par le groupe d’écriture de l’APA (Association pour l’autobiographie) auquel j’appartiens. Je décide d’écrire un premier texte sur ma rencontre avec mon amie Lydia qui a tant représenté pour moi. Je jette quelques souvenirs sur une feuille, je relis La petite Bijou. Puis, par curiosité soudaine, dans l’espoir d’en savoir plus sur son enfance et sur sa mère dont elle ne m’a pas beaucoup parlé, je fais des recherches sur Internet. On trouve tout sur Internet. Des détails sur le film tourné en 1943, des photos de Lydia à 5 ans, au temps du tournage. Je suis ravie, émue même, je me sens plus proche d’elle, comme si je la rencontrais à nouveau. Je continue à naviguer. Ce que je découvre alors de site en site est ahurissant. Mais le parcours de la mère de Lydia n’appartient pas à mes souvenirs, et dans le cadre d’un atelier d’écriture autobiographique il n’a rien à y faire. J’ai cependant lu un ouvrage cité sur un site, j’ai acheté et visionné le film dans lequel la mère et la fille ont joué.
Lydia était évasive au sujet de sa mère. Vivait-elle dans le déni ou dans l’ignorance ? Que sait sa fille qui se dit d’origine russe et américaine ?
Mais pourquoi, c’est la question essentielle, ai-je toujours été envoûtée par Lydia? J’ai dit qu’elle avait eu, comme moi, une enfance marginalisée quoique si différente. Ce n’est pas tout. Je réalise seulement maintenant ce pourquoi : toutes deux nous avions une mère au passé mystérieux. Lydia en connaissait probablement une partie, alors que je ne savais rien et ne saurais jamais rien de la mienne.