On l’est, libérés. Enfin.

Robert traverse le carrefour de la Grand'Poste pour rentrer chez lui. Il vient d'acheter du pain noir, 300 grammes, un paquet de pâtes aussi. C'est déjà mieux. Tout va redevenir comme avant.

Il s'est levé tôt pour éviter la queue, l'excitation, et le quartier est encore calme, presque personne dans les rues. Par terre des fleurs écrasées, des petits drapeaux de papier froissés. Des restes d'hier, quand toute la ville a chanté, dansé dans les rues, fini la guerre, fini le couvre-feu, fini les privations.

Fini le manque de charbon, fini la farine avec des charançons, les lentilles avec des charançons, fini les rutabagas. Fini de faire la queue, fini les restrictions, fini les magouilles, fini le marché noir, fini les échanges avec le beau-frère à la campagne, un tablier et des clous contre un fromage et des œufs, et renvoie l'emballage s'il te plaît dans le prochain colis.

Robert avance avec son filet à provisions pour une fois rempli, il croise la sale gueule souriante de son collègue de la mairie. Un beau salaud qui traficotait les papiers, a procuré des laissez-passer à qui lui donnait pièces d'or ou bijoux, s'est fait des sous pendant que les gens honnêtes crevaient de faim. Ce salaud dans le même bureau que lui, il l'a vu lire les lettres de dénonciation et les classer en deux tas. Lui Robert il n'a jamais voulu s'en mêler. Un type pareil, faudrait le pendre. Et bien d'autres.

C'est Annie qui va revivre, reprendre du poids, retrouver goût à faire l'amour. Robert l'a trop souvent entendue pleurer, le soir dans le lit. Forcément, une jolie femme comme elle, ça a envie de bas de soie, de belles robes, alors voir juste en face de chez eux la femme du docteur qui se pavanait en manteau de fourrure, oui, sous son nez... Et le docteur qui recevait des officiers boches, grands dîners, musique et chansons qu'on percevait à travers les volets... Pendant ce temps Annie faisait des ménages à la sous-préfecture, récurait les chiottes allemandes... Il y avait de quoi pleurer, ça Robert le comprenait.

Il continue sa route sur le boulevard Carnot, les rideaux de fer des commerces sont maintenant tous levés, l'animation habituelle reprend. Le marchand de chaussures le salue au passage. Encore un pas honnête. Des chaussures en vrai cuir, il en avait dans son arrière-boutique, sombre l'arrière-boutique, oui elles sont noires ces chaussures. Dehors, marron. Annie si contente d'avoir obtenu un bon pour des en cuir, elle avait encore pleuré ce jour-là.

Au croisement avec la rue Delpierre, il se rappelle la rafle à cet endroit, les hommes regroupés sur le trottoir, alignés contre le mur, leurs valises aux pieds. Ont attendu sans bouger jusqu'au soir. Ont eu de la chance ceux-là, seulement leurs valises brûlées.

Tiens, un attroupement au bout de l'avenue, des cris, une porte enfoncée, des coups de feu. C'est devant la maison du receveur des postes. Le pire salaud celui-là, on a fini par savoir ce qu'il faisait avec le courrier. Les coups de feu, un règlement de comptes. Normal, il y en a qui vont payer. Lui Robert ne veut pas s'en mêler. Avec Annie ils ont tout supporté en silence, jamais rien dit ni pour ni contre, passés au travers de tout. Maintenant c'est pareil, les vengeances ça ne les regarde pas. Surtout pas d'histoires. Même qu'ils rendront la pendule prise dans l'appartement des voisins quand on est venu les chercher. Annie en rêvait d'une pendule dorée comme celle-là, sur sa cheminée. Mais ils la rendront quand les Blum reviendront. Bientôt, probable.

Bientôt fini les disparitions, les exécutions, l'ancien maire assassiné, le nouveau maire emmené par les Allemands, pas de nouvelles depuis, bientôt fini la peur d'une dénonciation sans raison, et le froid, et la faim, et la crainte d'une lésion aux poumons comme l'institutrice à cause du froid et de la faim.

Pas encore fini, les cris montent, des cris de haine, Robert accélère le pas, il ne veut rien voir, rien entendre.

Il est arrivé, il sort sa clé, entre chez lui. Du bruit dans la cuisine, Annie qui pleure encore. Il pousse la porte. Elle est assise devant la table, la tête appuyée dans les mains. Sa tête rasée.

Libérés

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