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Lire à la loupe

18 juin 2013

LYDIA

J’étais en propédeutique à la Sorbonne, ce qui correspondait alors à la première année de licence. Les étudiants étaient entassés dans une trop petite salle, certains assis le long des murs, assis au pied de l’estrade, résignés à l’inconfort (les facs surpeuplées ne datent pas d'hier). Ce jour-là j’avais une vraie place, une chaise devant une table, place obtenue au prix d’une heure de queue devant une porte fermée. Comme tous les autres, j’écoutais, je prenais des notes, mots jetés dans le désordre, recomposant maladroitement sur le papier le monde de Balzac présenté par un professeur qui semblait indifférent aux conditions de travail de ses élèves.

Soudain une apparition s’est levée. Elle est sortie de ce grouillement de corps avachis, elle a enjambé des pieds, des sacs, et elle est venue s’asseoir plus prêt de l’estrade, et proche de moi. Etonnée qu’elle ait osé se déplacer, je l’ai contemplée. Elle n’avait pas l'air d'une étudiante, elle était maquillée et portait des talons très hauts. Elle tenait, appuyé sur son bras, un grand classeur, et je voyais sa main tracer de grandes lettres, de longues lignes régulières, des lignes d’un bleu violacé, encre inhabituelle qui ajoutait à la magie de cette apparition. Son abondante chevelure blonde aux reflets cuivrés tombait parfois sur la feuille, et d’un geste agacé – un geste habituel, je le devinais déjà – elle remontait les mèches autour du peigne d’écaille planté dans la masse dorée. J’aurais voulu être plus près d’elle pour lire ce qu’elle écrivait, car il me semblait que ce n’était pas une vulgaire prise de notes, mais un flux ample et régulier qui accompagnait la parole du professeur. Accrochée à son geste, je ne la quittais pas des yeux. J’observais son visage concentré ; parfois ses sourcils se fronçaient, elle soupirait, agacée par sa position recroquevillée ou prise de crampes, et elle se soulevait un peu pour déplacer ses jambes ankylosées. Elle osait manifester son mécontentement, refuser un inconfort que les autres admettaient passivement. J’eus alors une nouvelle surprise : elle poussa encore un soupir excédé, puis je la vis se lever, avancer vivement jusqu’à l’estrade et, s’agenouillant devant le bureau magistral sur lequel elle a posé son classeur, continuer à écrire, imperturbable, sous le regard un peu ahuri du professeur.

Le cours continuait, j'étais stupéfaite de tant de culot, j’étais conquise. Elle serait mon amie, je le voulais, et je ferais comme elle, j’écrirais comme elle, je tracerais de majestueuses majuscules arrondies, je les tracerais de cette encre bleue, bleu violette comme ses yeux.

Pourquoi cette fascination immédiate pour Lydia ? Son comportement individualiste, son indifférence au jugement d'autrui a certainement joué. Elle me renvoyait à mon milieu conventionnel et encroûté dont je prenais peu à peu conscience, à son obéissance aveugle aux usages : surtout ne jamais se faire remarquer. Mon éducation rigoriste, je la détestais sans oser la contester.

J’avais déjà une amie importante, Martine, depuis la classe de seconde. Nous avions été très proches, et ses parents m’accueillaient chaleureusement alors qu’ils appartenaient à un milieu différent du mien, avec grand appartement près de la place de l’Etoile, château à la campagne et traditions aristocratiques. Mais je commençais à me sentir mal à l’aise dans cet entourage agréable mais, en fin de compte, aussi conventionnel que le mien. J’étais mûre pour rencontrer une personnalité qui saurait me séduire grâce à sa différence.

 

J’ai retrouvé Lydia plus tard car elle fréquentait le même café que moi, en face de la Sorbonne. Tandis que je m’étais orientée vers une licence d’histoire, elle était en licence de lettres et me parlait de littérature avec enthousiasme. Elle avait un caractère passionné et me fascinait. Je croyais avoir déjà beaucoup lu, mais je me trouvais en face d'une boulimique de lecture. Un été elle avait lu l'œuvre complète de Balzac ! Mortifiée, j'entrepris de la rattraper. J'allais souvent dans les librairies avec elle. Cette année-là j'ai lu tout Stendhal en achetant mes premiers Pléiade. Nous confrontions nos lectures. A la fin de l’année, Lydia qui appréciait ce que je lui en disais me déclara :

- Tu as assez perdu de temps en fac d'histoire. Inscris-toi en lettres. Tu es une littéraire, je t'assure que tu réussiras !

Elle n'avait pas besoin d'insister. Mon désintérêt croissant pour l’histoire et le plaisir manifeste qu'elle ressentait dans ses études me donnaient envie de la suivre. Je savais qu'elle avait raison. La confiance qu'elle me témoignait acheva de me convaincre.

Lydia ne suivait pas les mêmes cours car elle avait une année d'avance sur moi. Nous nous retrouvions dans notre café de la place de la Sorbonne. Je relus Poussière (roman de Rosamond Lehmann) et j'y retrouvai notre amitié féminine et notre passion pour l'étude de la littérature. Nous ne parlions que de nos cours et de nos lectures. Nous avions tant à nous dire que nos rapides rencontres n'y suffisaient pas, et nous prîmes l'habitude de nous écrire ! Deux ou trois pages au moins de commentaires littéraires, et quand nous étions à nouveau face à face dans le café nous disséquions le contenu de nos lettres... Quel délire !

Lydia m'invita chez elle. Je savais déjà que ses parents avaient divorcé très vite, que sa mère était morte, et que depuis elle vivait avec son père ; ils avaient passé plusieurs années au Maroc. J'allai donc à Saint-Mandé, curieuse de la voir dans son univers. Elle me fit pénétrer dans un minuscule deux pièces envahi par les livres. Il y en avait parfois sur trois rangées en profondeur, et il lui arrivait d'acheter un ouvrage en double, car elle ne savait plus ce qu'elle possédait. Elle me montra ses livres préférés, sa belle édition de Balzac, quelques luxueuses reliures. J'admirai tout, mais ce qui m'impressionna le plus, c'est ce qu’elle me confia. Sa mère était russe, et elle-même avait vécu son enfance dans un milieu d'artistes, enfant unique gâtée et élevée au milieu d'adultes. Elle me montra des photos où devant un immense arbre de Noël elle était assise sur les genoux de son parrain Serge Lifar, des photos extraites d’un film où sa mère et elle avaient joué pendant la guerre, elle me montra aussi des chaussons de danse qui avaient appartenu à une grande danseuse russe mondialement connue, j'ai oublié laquelle.

Ahurie par tant de détails surprenants, j’écoutais en silence. J’étais en même temps flattée de recevoir ces confidences, méritais-je tant de confiance ?

Soudain son père entra. C'était un monsieur à cheveux blancs encore séduisant, plein de fougue, qui participa avec intérêt à notre conversation et nous quitta aussi rapidement pour le cabinet d'architecte où il dessinait. Il avait avec sa fille des rapports à la fois complices et tumultueux, des habitudes de vieux couple. L'espace exigu qu'ils partageaient favorisait les frictions, me dit Lydia qui adorait visiblement son père. Cette relation chaleureuse et égalitaire entre deux générations différentes était si éloignée de ce que je vivais que cela acheva de me plonger en admiration devant elle.

J’étais envoûtée par un être original qui vivait bien sa différence. J'enviais son bonheur de vivre. Nous avions un point commun : moi aussi j'étais différente, élevée dès l’enfance à l’écart de la société, mais j'en avais toujours souffert, j'avais sans cesse aspiré à vivre comme tout le monde. Peut-être aurait-il suffi que je me sente aimée et appréciée pour supporter la solitude dans laquelle j'avais grandi ?

Elle avait été évasive au sujet de sa mère. Elle m’avait seulement dit qu’elle était très belle. Elle semblait l’avoir placée sur un piédestal, comme une icône intouchable. J’ai senti que Lydia n’avait pas envie de parler d’elle.

Plus tard je l’invitai chez moi, et elle parut gênée par l'atmosphère compassée qui y régnait, par l'accueil froid de ma mère et l'indifférence polie de mon père. Ensuite, tacitement, c'est toujours moi qui allai chez elle.

Un jour elle progressa d'un cran dans ses confidences. Comme je l’accompagnais chercher du courrier en poste restante, elle me dit qu'elle aimait un homme qu'elle avait connu au Maroc et qui y vivait toujours. Il avait « un certain âge » (c'était un ami de son père), il était très beau, il ressemblait à l’acteur Charlton Heston. Mais pourquoi tant de secret ?

- Mon père ne comprendrait pas.

Le romanesque de cette histoire d'amour invraisemblable - se reverraient-ils un jour ? – me séduisit aussitôt. Je n'avais rien à offrir en échange, sinon la correspondance que j’entretenais avec B* parti en Algérie. Pour être à la hauteur de Lydia, je lui confiai donc que moi aussi... Et je donnai à mon histoire une teinte sentimentale qu'elle n'avait pas.

 

 Je me suis mariée et je suis partie habiter à Strasbourg. Ma relation avec Lydia a changé.  Je la rencontrais seulement lorsque je venais à Paris pendant les vacances de Noël, ou à l’occasion du début des vacances d’été, en route vers la Bretagne. Une rencontre rapide, frustrante. Elle enseignait maintenant à l’Alliance française du boulevard Raspail. Nos conversations ont changé, finis les échanges littéraires, finie notre insouciance. Ma vie quotidienne de femme mariée était sans intérêt, celle d’enseignante de mon amie présentait peu de fantaisie. Lydia restait originale, individualiste, mais elle avait perdu sa gaîté. Elle restait cependant importante pour moi, elle restait ma meilleure amie.

Les années ont passé, j’ai eu trois enfants, et elle une petite fille. Elle avait rencontré un homme marié qui vivait en Angleterre. Une histoire compliquée avait-elle ajouté sobrement. Cela ne m’avait pas étonnée, au contraire confortée dans l’idée qu’elle ne faisait rien comme tout le monde. Confortée et rassurée : elle ne changeait pas, je pouvais continuer à l’admirer. Il me reste une photo prise chez elle : mon plus jeune fils Denis a deux ans, il est assis à côté du bébé couché sur un divan. Lydia était épanouie, l’incarnation du bonheur maternel, et je songeais qu’elle avait réussi où j’avais échoué. Elle était heureuse.

Trois ans plus tard, je découvrais une Lydia épuisée, accablée d’heures de cours, elle ne dormait plus assez, elle était accaparée par sa fille, n’écoutait qu’elle, ne s’occupait que d’elle. La gamine, capricieuse et gâtée, le centre du monde apparemment, a cassé une assiette à laquelle sa mère tenait. L’atmosphère était tendue, je suis partie, déçue de cet après-midi gâché. Qu’il y avait loin, maintenant, de mon amie dévorée par sa fille à ma vie désenchantée où l’existence de mes enfants m’empêchait de reprendre ma liberté !

Lors d’une autre visite elle m’offrit un livre qu’elle avait écrit dans le cadre de son travail. Il s’agissait d’une petite Histoire de France illustrée, destinée aux élèves étrangers des cours de civilisation française. Elle me l’avait dédicacée : « A P* que j’aime, que j’admire. Ce livre est peu de chose mais il te dit mon affection. » C’était probablement une de nos dernières rencontres. Je lui ai enfin avoué que j’avais fait une erreur en épousant B*, que je voulais le quitter, mais que cela m’angoissait. J’ai encore la longue lettre spontanée et chaleureuse qu’elle m’a envoyée quelque temps plus tard.

Après mon divorce je ne crois pas que nous nous soyons encore rencontrées. Je n’allais plus à Paris, pour y voir qui ? Ma mère m’avait reniée, m’avait coupée des cousins que j’aurais pu rencontrer. Une correspondance pour garder le contact ? Je ne sais plus. Lydia appartenait désormais à mes souvenirs.

 

Vingt ans ont passé. En 2001 j’ai aperçu à la devanture d’une librairie un  roman récent, La petite Bijou. C’est le nom que portait Lydia quand, petite fille pendant la guerre, elle avait joué au cinéma avec sa mère, c’est aussi le surnom qu’utilisait son père quand il s’adressait à elle.  Intriguée, j’ai acheté le livre. Quel choc ! Je découvrais au fil des pages que la narratrice, c’était mon amie. Une multitude d’éléments me le prouvait, des lieux cités, des noms, des anecdotes sur son passé, des allusions au film où elle avait joué. En revanche sa mère était décrite sous un jour négatif qui ne collait pas à l’image que Lydia m’en avait donnée : une très jolie femme gâtée par la vie, mais hélas tombée malade. Dans son roman l'auteur traçait le portrait d’une femme vénale qui, pendant l’Occupation,  collaborait avec les Allemands. Je savais que le parrain de Lydia, le célèbre danseur, avait eu une attitude ambiguë à cette époque, mais j’avais préféré ne pas approfondir.

Aussitôt j’ai pensé que l’écrivain connaissait forcément mon amie utilisée dans cette fiction. Je lui ai écrit une longue lettre, où je lui prouvais par quelques détails que je savais qui était son héroïne, que je désirais la retrouver. Peut-être préférait-elle rester dans l’ombre, mais qu’il accepte au moins de lui transmettre mes coordonnées.

J’ai attendu une réponse. Longtemps. Plusieurs mois. En vain. Mon désir de revoir mon amie restant vivace, j’ai cherché une autre piste. Je me rappelais le nom de l’amant de Lydia, le père de sa petite fille. Je l’ai cherché dans le bottin téléphonique, ô miracle il y figurait. Mes coups de fil sont restés sans réponse. J’ai écrit. Puis attendu. Longtemps aussi. J’ai enfin reçu une lettre. Un jeune homme m’expliquait que ce monsieur, son grand-père, était décédé, et que logeant parfois dans son appartement il avait ouvert mon courrier. Il allait tenter de trouver l’adresse de Lydia, ajoutant que ce ne serait pas facile, son existence avait été un sujet douloureux pour sa grand-mère… on ne parlait pas de cette liaison dans la famille. Il a tenu parole, et quelques mois plus tard j’ai eu l’adresse désirée, en province.

Heureuse, j’ai écrit, expliqué, bref nous nous sommes rencontrées chez moi, après plus de vingt années. Je l’ai revue telle qu’elle était dans mon souvenir, avec ses beaux cheveux blonds sur les épaules. Nous avions bien sûr beaucoup à nous raconter. Surtout je voulais savoir ce qu’il en était de son apparition dans La petite Bijou. Elle avait été très surprise que cet auteur l’ait utilisée à son insu (il dépouille la presse des années 40 sans se demander si des gens sont encore vivants). Blessée aussi par le portrait qu’il avait tracé de sa mère, elle avait demandé à le voir.

- La seule chose qui est ressortie de notre entretien, m’a-t-elle dit, c’est qu’il avait très peur que je lui intente un procès. Ce n’est pas quelqu’un d’intéressant.

Le romanesque de l’affaire, la largeur d’esprit de mon amie se contentant de la traiter par le mépris, cela suffisait pour que l’auréole dont je l’avais nimbée dans notre jeunesse brille à nouveau. Au cours de la conversation, elle m’apprit que sa mère, très vite après son divorce (sa fille avait alors deux ou trois ans), s’était remariée avec un comte polonais richissime. Telle une midinette, je naviguais en plein conte de fées. Et puis la fille de Lydia avait écrit deux romans, encore de quoi enjoliver ma machine à fantasmer (romans bien sûr que j’ai lus, bien écrits mais d’un ennui abyssal). Cette jeune femme a avoué dans une interview : « Comme il (l'auteur de La petite Bijou) est gentil, il a proposé de faire passer mes manuscrits chez Gallimard ». Ce sera un autre éditeur qui les publiera.

Lydia et moi nous sommes promis de nous revoir chaque fois qu’elle viendrait à Paris. Mais nous n’avions plus grand-chose à nous dire. La magie avait disparu, je ne retrouvais plus l’enchantement des rencontres d’autrefois. Nos chemins se sont à nouveau séparés. Peu à peu Lydia a été noyée parmi les souvenirs de ma jeunesse.

 

Et pourtant… en 2012, le thème Rencontres a été choisi par le groupe d’écriture de l’APA (Association pour l’autobiographie) auquel j’appartiens. Je décide d’écrire un premier texte sur ma rencontre avec mon amie Lydia qui a tant représenté pour moi. Je jette quelques souvenirs sur une feuille, je relis La petite Bijou. Puis, par curiosité soudaine, dans l’espoir d’en savoir plus sur son enfance et sur sa mère dont elle ne m’a pas beaucoup parlé, je fais des recherches sur Internet. On trouve tout sur Internet. Des détails sur le film tourné en 1943, des photos de Lydia à 5 ans, au temps du tournage. Je suis ravie, émue même,  je me sens plus proche d’elle, comme si je la rencontrais à nouveau. Je continue à naviguer. Ce que je découvre alors de site en site est ahurissant. Mais le parcours de la mère de Lydia n’appartient pas à mes souvenirs, et dans le cadre d’un atelier d’écriture autobiographique il n’a rien à y faire. J’ai cependant lu un ouvrage cité sur un site, j’ai acheté et visionné le film dans lequel la mère et la fille ont joué.

Lydia était évasive au sujet de sa mère. Vivait-elle dans le déni ou dans l’ignorance ? Que sait sa fille qui se dit d’origine russe et américaine ?

Mais pourquoi, c’est la question essentielle, ai-je toujours été envoûtée par Lydia? J’ai dit qu’elle avait eu, comme moi, une enfance marginalisée quoique si différente. Ce n’est pas tout. Je réalise seulement maintenant ce pourquoi : toutes deux nous avions une mère au passé mystérieux. Lydia en connaissait probablement une partie, alors que je ne savais rien et ne saurais jamais rien de la mienne.

 

 

 

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2 mars 2013

Mon portable

Je me suis décidée tard à acheter un téléphone portable. Il a fallu l’étonnement répété de mon entourage :

- Comment ? Tu n’as pas encore de portable ? C’est si pratique !

Suivaient de nombreux exemples où ce téléphone pouvait sauver, le cas échéant, de situations inextricables sinon dramatiques. Situations d’exception qui ne s’étaient d’ailleurs pas présentées aux défenseurs de l’objet mirifique, et qui ne risquaient pas de se présenter avant longtemps.

Je cédai enfin. J’avais entendu les lamentations de ceux qui s’empêtraient dans des abonnements les livrant, pieds et poings liés, à tel opérateur, et je décidai d’éviter cette sujétion en privilégiant la solution du portable à carte, ou « mobicarte ».

J’en découvris vite un premier inconvénient : acheter une carte de chargement à, par exemple, quinze euros, à utiliser dans le mois qui suit, c’était être forcée d’utiliser mon portable… alors que je n’avais aucun coup de fil urgent à passer (et ceux que je recevais étaient inutiles, genre « J’arrive dans dix minutes »). Le mois s’écoulait, j’avais dépensé au mieux trois euros. Pour ne pas perdre les douze euros restants, je devais acheter une nouvelle carte, ce qui m’obligeait à téléphoner sans besoin pour venir à bout des vingt-sept euros alors stockés sur ma carte. Je n’en sortais pas, c’était le chat qui se mord la queue.

Ce petit jeu m’a vite lassée. Je décide de rester avec un portable vide. On peut m’appeler, c’est tout. Au bout de six mois je perds mon numéro. Donc à l’approche des six mois fatidiques, je recharge de quinze euros et tente tant bien que mal de les dépenser, quitte à téléphoner sans raison valable.

Et s’il n’y avait que cela ! J’oublie de l’allumer, et quand j’y pense enfin, j’oublie de l’éteindre. Après plusieurs jours au fond de mon sac, il s’est déchargé. Et c’est là qu’exceptionnellement j’en aurais eu besoin. Quant à envoyer des SMS, c’est exclu, les touches sont bien trop petites et illisibles pour mes yeux si faibles.

Enfin le pire : j’aime avoir la paix. Je déteste être sifflée comme un chien pour un oui ou un non. Déjà, quand je suis occupée chez moi, je ne réponds pas systématiquement quand la ligne fixe sonne… alors dehors !

Bientôt cet objet détesté est resté dans un tiroir. Je le sors  - et le recharge - dans des cas très spéciaux (garder plusieurs jours un petit enfant, partir en voyage loin de mon compagnon).

Détesté au point que mon ressentiment s’étend à tout possesseur de cet objet polluant. Dans les transports en commun, il faut subir des échanges du style : « Téoula ? » Ou : « Je suis à telle station, j’arrive tout de suite » Ou « Untel m’a raconté que… et moi je lui ai dit que… ». On subit la saga des chaussures achetées à l’instant, la couleur, la forme, le prix, sans oublier les confidences intimes criées à tue-tête. Excédée par ce voisinage envahissant, il m’est arrivé de lire à haute voix un passage du roman que j’ai entre les mains. J’apprends alors que je dérange.

Autre cas de figure : je marche dans la rue, soudain la personne qui me précède s’arrête brusquement et je manque la percuter. Je comprends vite, elle est tombée en extase devant l’écran de son portable. Le monde n’existe plus, un cordon ombilical invisible la relie au trésor lové dans sa paume.

Mais comment tous ces gens survivaient-ils quand les portables n’existaient pas ?

 

 

23 décembre 2012

Manger

Au petit matin, dans le froid, elles ont quitté leur cabane de planches. La mère porte le bébé sur son dos, et les deux enfants la suivent en trébuchant sur le sentier caillouteux car elles sont mal réveillées. L’aube se lève peu à peu et le soleil commence à les réchauffer. Elles vont marcher longtemps car la ville est loin de leurs montagnes. La mère est pieds nus. Elle a enveloppé les pieds de ses filles dans de vieux chiffons qu’elle a trouvés sur une décharge et mis de côté en prévision de leur voyage. Mais ces guenilles ne résistent pas aux frottements sur la terre sèche, et bientôt les enfants à leur tour sont pieds nus. Elles ne se plaignent pas, elles ont l’habitude. L’habitude d’avoir froid, d’avoir faim, d’avoir les pieds blessés, les mains crevassées à force de fouiller dans les décharges.

La mère est silencieuse. Le bébé n’est pas lourd, il est si maigre. Il pleure, il a faim. Les deux fillettes sont maintenant bien réveillées, elles ont dépassé leur mère sur le sentier et avancent en bavardant. Elles aussi il faut les nourrir.

Elles rejoignent maintenant d’autres femmes venant d’autres villages, elles aussi escortées d’enfants. Toutes espèrent pouvoir mendier sur la place du marché, ramasser quelques sous et acheter la viande et les légumes dont personne n’aura voulu.

La file de femmes en haillons et d’enfants dépenaillés entre dans les faubourgs et s’éparpille vite. Les mères et leurs nourrissons se dirigent vers le centre, les enfants dans les rues alentour. Eux vont chercher sur les trottoirs ou dans les poubelles des objets disparates qu’ils tenteront de  revendre plus tard à plus démunis qu’eux.

La mère a quitté ses deux filles, leur a recommandé de se méfier des hommes qui rôdent, leur a  indiqué où la retrouver le soir, derrière la grande statue blanche au bout de la rue principale. La mère sait qu’elles seront au rendez-vous car elles auront faim.

Le marché est animé, les mendiantes nombreuses se sont assises tout le long de la rue avec leurs bébés sur les genoux. Vers midi un car de touristes s’arrête. C’est aussitôt la bousculade devant les portières, le chauffeur se fâche, de jolies dames élégantes posent un pied timide sur le sol puis osent se promener parmi la foule en serrant leur sac contre leur poitrine. Parfois elles lâchent une piécette à une mendiante plus hardie que les autres qui a tendu à bout de bras un bébé décharné aux grands yeux vides. Des hommes indifférents en bermuda blanc suivent les dames, ils agitent des appareils photos qui retardent leur progression.

L’agitation cesse peu à peu. Quelques touristes téméraires se sont hasardés dans des ruelles sombres, le chauffeur du car s’impatiente, il klaxonne plusieurs fois. Enfin les retardataires accourent, certains ont des paquets à la main, des ballots, un objet de cuivre, un tapis sale. Leurs compagnons les envient, mais c’est trop tard, chacun regagne son siège et le car disparaît au bout de la rue.

Le soir les deux gamines sont assises au pied de la statue. Elles attendent. Leur mère apparaît enfin, sur son dos elle porte un sac rempli de nourriture. Les enfants sautent de joie, c’est un gros sac, il y aura à manger pour plusieurs jours. Cependant elles ne voient pas le bébé, elles s’étonnent. Leur mère alors ouvre la main et leur montre une petite liasse de billets. Ses yeux sont résignés, il faut bien manger.

30 octobre 2012

Courrier

A son Altesse éminentissime,

Monsieur le Gouverneur de l'Univers,

Malgré mes demandes réitérées, je n'ai à ce jour pas reçu de réponse à mes réclamations. Je suis donc au regret de vous renouveler pour la cinquième fois les plaintes de mes courriers précédents (plaintes par ailleurs émises jadis par mes père et grand-père).

Votre service des relations humaines faillit à sa mission : mon fils se fait rosser par ses camarades dans la cour de l'école et je suis brimé par mon chef de bureau qui est raciste (je dois préciser que nous avons les cheveux roux)

Vos services techniques sont déplorables : la tempête s'abat régulièrement sur les mêmes quartiers et les caves de mon immeuble sont toujours les premières inondées.

Enfin votre service de la planification enregistre des dysfonctionnements inquiétants : pourquoi est-ce mon voisin qui gagne au loto alors que c'est moi qui vais être licencié ? Pourquoi est-ce mon fils qui attrape la varicelle à l'école tandis que le sien n'a rien ?

Non content d'avoir confisqué le pouvoir, vous bafouez vos promesses électorales et faites régner une injustice et une violence peut-être secrètement programmées.

Il me semble que ma famille et moi-même avons montré beaucoup de patience, mais nous sommes las d'un univers dont le souverain divise pour mieux régner.

J'aspire à une vie paisible dans un monde équilibré, au milieu de voisins pour qui la notion de respect mutuel a encore un sens. Je vous prie donc instamment de renoncer à vos méthodes qui conduisent au chaos et au chacun pour soi.

Dans l'espoir d'une réponse rapide et favorable, je vous prie d'agréer, monsieur le Gouverneur de l'Univers, l'assurance de ma respectueuse considération.

10 octobre 2012

Une mascarade inattendue.

Les questions économiques étant épuisées, Marie-Aude Brétigny passa aux questions de société. Cette jeune et dynamique journaliste était chargée de l’émission télévisée attendue de tous – le face-à-face de l’entre-deux tours de la présidentielle. Il opposait d’un côté le bouillant Yves Renard, candidat d’une gauche rénovée, dont les avancées parfois iconoclastes secouaient un public morose trop longtemps découragé. Au début de sa carrière politique il avait jugé bon de révéler son homosexualité qui était maintenant une donnée acceptée de tous, un fait sans intérêt. En face de lui, Pierre Lefaut, un adversaire à la personnalité moins percutante mais proche de tous ceux qui voulaient conserver leurs privilèges tout en grignotant de nouveaux avantages. Conservateur jusqu’au bout des ongles, il se faisait souvent photographier entouré de sa femme et de ses cinq enfants, et se glorifiait d’aller chaque dimanche à la messe. A l’entendre, la vraie France, c’était lui et lui seul.

La première demi-heure s’était passée sans anicroche importante, chacun sachant que leurs futurs électeurs ne comprenaient pas grand-chose à l’économie mondiale, et qu’il était donc inutile d’entrer dans de trop subtils détails. Il était temps de mettre un peu d’animation dans le débat, et Marie-Aude Brétigny choisit la question du mariage homosexuel qui, elle le savait, divisait farouchement les deux candidats.

Yves Renard prit la parole le premier, développa ses arguments : l’évolution de la société, l’égalité des droits pour chaque citoyen, et, plus généralement, les sacro-saints Droits de l’homme.

C’était au tour de Pierre Lefaut de s’exprimer, et il lâcha avec un certain mépris condescendant un « Bien sûr, venant de vous… »

Il se reprit aussitôt en apercevant le regard inquiet de la journaliste (surtout pas de dérapage). Ce discours, dit-il, était indigne d’un homme qui visait les plus hautes responsabilités de l’Etat. C’était oublier le respect du mariage de l’homme et de la femme qui depuis des siècles était le fondement même de notre nation, c’était oublier la nécessité de donner aux jeunes l’image rassurante de la famille, ces jeunes souvent déboussolés qui avaient tant besoin de se raccrocher à des valeurs solides.

- Et d’ailleurs, des jeunes, y en aurait-il encore longtemps si nous acceptions le principe des unions stériles ? Voyons plus loin, si nous abdiquons toute responsabilité, dans quelques décennies la France ne risque-t-elle pas le dépeuplement et, par voie de conséquence, un appauvrissement qui lui sera fatal ?

Yves Renard avait écouté cette envolée lyrique sans paraître s’en émouvoir. Il y eut un court silence, puis il posa à son adversaire une question inattendue :

- Où étiez-vous le 20 février dernier ?

Ahuri, désarçonné, Pierre Lefaut resta muet. Marie-Aude Brétigny voulut intervenir, mais Yves Renard insista :

- A cette date se déroulait le Carnaval de Venise... Rappelez-vous...

En février, Venise connaissait les journées de liesse traditionnelles de son Carnaval qui attirait chaque année plus de monde. Yves Renard avait décidé de s’y rendre pour vivre quelques heures insouciantes avant les derniers mois épuisants de la campagne présidentielle. Il avait dit à son entourage qu’il se retirait à la campagne chez d’anciens amis d’enfance que personne ne lui connaissait. A Venise, il serait préservé par le port du masque. Arrivé là, il loua un costume Louis XV qui lui donnait l’allure d’un personnage de Marivaux. La perruque et le masque complétaient sa tenue et garantissaient son anonymat. Le deuxième soir, la fête battait son plein, mais la foule agglutinée sur la place Saint Marc et les ruelles avoisinantes se dispersa au fur et à mesure que la nuit se prolongeait. Yves Renard s’enfonça dans des passages sombres, il savait y trouver l’aventure rapide qu’il désirait. En effet, en progressant dans l’obscurité, il devina des couples, il perçut des murmures essoufflés sans équivoque. On forniquait (terme d’époque !) sans gêne et tout était possible. Il avança, découvrit un homme seul qui errait au milieu des ombres, à la recherche d’un partenaire. Cette silhouette trapue lui convenait. L’approche fut simple, habituelle, d’abord des effleurements, bientôt des gestes précis. Alors qu’il était en pleine besogne, les mains agrippées aux épaules de l’homme qui lui offrait sa large croupe, il vit sous l’oreille de son partenaire une tache de vin qui s’élargissait en descendant vers le cou. Il pensa à une autre tache de vin qu’il voyait souvent... Impossible ! Et pourtant... Le ruban qui maintenait le loup de velours en place était sous ses yeux. Il l’attrapa avec ses dents, et tout en accélérant ses coups de reins, il tira, le masque tomba. C’était bien lui ! L’homme tout à son plaisir attendit d’avoir joui pour ramasser son masque et s’en couvrir. Il tournait le dos, il ne pouvait avoir été reconnu.

- Rappelez-vous... vous y étiez n’est-ce pas ?

Pierre Lefaut eut un geste de la main qui balayait avec mépris la question :

- C’est possible... Tout ceci est ridicule et nous éloigne de sujets autrement importants...

Yves Renard  continua pourtant :

- Le soir dont je parle, le 20 février, vous vous êtes éloigné dans une ruelle, vous y avez fait une rencontre que vous avez appréciée… A un moment vous avez perdu votre masque... C’était moi qui me trouvais derrière vous. Désirez-vous que je poursuive ?

Alors les téléspectateurs de la France entière virent Pierre Lefaut se dresser si violemment sur sa chaise qu’il la fit basculer en arrière. Debout, il lança son bras en avant en hurlant :

- Quoi ! Salaud, ordure !

A ce moment les téléspectateurs virent l’écran disparaître, remplacé par le décor du journal de 20 heures. Un autre journaliste prenait la parole :

- Nous vous prions d’excuser l’interruption de notre émission due à un incident technique indépendant de notre volonté.

 

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24 septembre 2012

coucou, le revoilà !

Samedi 29 septembre 2012

 de 14 h à 19 h

94 rue Bobillot - 75013 Paris

 Dans la jolie cour fleurie de cet immeuble

se tiendra le 3e petit SALON DU LIVRE BOBILLOT

autour d’un verre amical

 Je serai heureuse de vous y accueillir et vous dédicacer mon roman

Cache-cache et mat, chronique d’un atelier d’écriture

Editions Arcadia 2011

 

 Voici les codes d'accès à l'immeuble :
- porte RUE :      41  B  87
- porte COUR :   142  A  3

 

Contacts :

Anne PERNET et Agnès SIMON
06 61 51 25 15

 

 

20 septembre 2012

Haiku

Mensonge trahison

Pluie de pleurs cœur déchiré

Je t’aime je te tue

7 septembre 2012

Jekyll et Hyde

Le petit Luc avait un visage d’une telle beauté que les passants s’arrêtaient dans la rue pour le regarder. Lui, assis bien droit dans sa poussette, était déjà conscient de l’admiration qu’il provoquait. A l’âge de trois ans, profitant d’un moment d’inattention de sa mère, il saisit la queue d’une casserole d’eau bouillante et le contenu se renversa sur lui. Il resta plusieurs jours entre la vie et la mort, survécut à cet horrible accident, mais dut passer plusieurs mois de cauchemar à l'hôpital. Son beau visage avait par miracle été épargné, mais les bras, une jambe et une partie du buste étaient désormais creusés de profondes cicatrices d'aspect repoussant. Sur la jambe qui avait échappé aux brûlures, les chirurgiens avaient prélevé des greffes qui dessinaient sur la peau des rangées de pastilles nacrées.

Les médecins avaient conseillé d’emmener l’enfant au bord de la mer et de l’exposer au soleil pour tenter d’atténuer les traces de l’accident. Au début Luc se laissa faire, mais bientôt, dès qu’il se déshabillait, des adultes gênés détournaient les yeux, des enfants le montraient du doigt :

—   Dis maman, tu as vu le petit garçon ?

La mère de Luc, exaspérée par des remarques qu’elle ne pouvait éviter, renonça aux bienfaits supposés du soleil pour son fils.

A l’âge du collège puis du lycée Luc devint le point de mire de ses camarades attirés par les traits parfaits de son visage. Un médecin compatissant le dispensait chaque année des cours d’éducation physique, et Luc possédait une panoplie de pantalons et de chemises de lin qui lui faisaient une réputation de dandy entretenue avec soin pour sauvegarder son secret.

Il tomba amoureux. Que faire ? Il ne pouvait rester indéfiniment enveloppé de la tête aux pieds. Il entreprit de préparer la jeune personne, chavirée d’être l’élue et incapable de l’écouter. Le regard envahi de dégoût qui se détourna de son torse lorsqu’il ouvrit sa chemise sur ses chairs rouges et torturées, le recul involontaire de l’aimée en furent trop pour lui. Il s’enfuit et se jura de ne plus avoir jamais à vivre pareille épreuve.

Désormais il se contenta de rapports brefs et tarifés qui évitaient déshabillage et donc répugnance affichée. Il se résigna à vivre admiré pour son visage magnifique mais sans en percevoir les bénéfices.

Un jour il entendit une conversation dans un métro : les acteurs obèses étaient rares, donc recherchés. Il y avait toujours des rôles pour eux. Et moi ? se dit-il. Il décida de tenter sa chance. Mais d’abord il se chercha  un nom de scène. Boris, comme Boris Karloff,  ça sonnait bien. Boris Stevenson ! Il sourit de sa trouvaille, lui aussi était un  Jekyll et Hyde…

Il fut vite engagé pour des films d’horreur et des films fantastiques de série B où son corps repoussant revenait moins cher que les effets spéciaux ou les maquillages longs et compliqués. Son visage d’Adonis n’intéressait personne – Des belles gueules, on en a à la pelle, avait-il entendu – jusqu’au jour où un réalisateur connu l’engagea sur un film qui fut un succès imprévisible et fit exploser les chiffres du box-office. Pour la première fois de sa vie, son visage et son corps étaient associés dans le même envoûtement. Boris Stevenson devint célèbre, des inconnus l’arrêtaient dans la rue, les femmes l’entouraient à nouveau, la fascination avait remplacé le dégoût. Ses cicatrices n’étaient plus un obstacle à une vie normale. Une top-model célèbre tomba amoureuse de lui, et bientôt leurs fiançailles furent célébrées en grande pompe.

Luc tourna de plus en plus, fut de plus en plus souvent sous les lumières des projecteurs. Et ce que le soleil n’avait pas eu l’occasion de faire se trouva réalisé  par les spots : les boursouflures se résorbèrent lentement, les rougeurs s’atténuèrent, sa peau reprit peu à peu une apparence supportable. Les maquilleurs devaient maintenant tricher pour que le corps de Boris Stevenson restât ce pour quoi il avait été engagé. Bientôt on ne voulut plus de lui. La top-model le quitta.

Il retourna à l’anonymat qu’il avait désiré autrefois, mais auquel il ne pouvait désormais se résigner. Il errait dans les parages des tournages en extérieurs, arrêtait les curieux, leur disait :

— Vous vous rappelez ? Je suis Boris Stevenson.

Indifférents, ils lui tournaient le dos.

 

2 août 2012

Un été pourri.

Mado a sorti le pansement. Marc l’a mouillé avec le mercurochrome. Et l’autre qui hurle, Je veux pas, ça va faire mal ! Une chochotte, ça saignait presque pas, à croire qu’il avait juste envie qu’on me gueule dessus. Ses parents, ils le surveillent grave ! Attention, ils lui répètent tout le temps. Et à moi, que c’est de ma faute, que j’aurais pas dû aller sur les rochers avec lui, il est trop petit, tu comprends ? Il était content, lui, sûr. Un méga crabe, avec des pinces… même que mon doigt… le salaud ! Je l’avais sorti de son trou avec un crochet que j’avais trouvé derrière une cabine pourrie. L’autre, le chouchou à sa mère, il fait trop son fier de venir avec moi quand tout va bien. Mais s’il se rétame sur les algues, avec les rochers dessous, là il tire la tronche. Bon, il a glissé. A plat ventre le con, j’le crois pas ! Il se tenait le genou, gueulait Môman ! Gonflant, j’te dis pas ! Mado a speedé tout de suite, lâché son bouquin dans le sable, fourré son môme dans ses bras. Pas contente.

Déjà qu’elle me prend en vacances, je devrais être gentil, raisonnable et tout. Moi je l’ai pas forcée. La maîtresse m’a dit que j’avais du bol, des gens qui pensent aux autres enfants et tout, c’est mieux que se retrouver en colo. Mieux qu’en colo ? ça me fait marrer. Marc il dit Au lit à 10 heures, et Mado jamais elle en fait des frites. A la colo y en avait tout le temps des frites. Et de la purée mousline géniale. Sa purée, à Mado, elle est dégueu, avec des bouts dedans, à gerber.

Maintenant il fait son intéressant avec un pansement, comme s’il était allé à l’hosto. Et Mado qui fait : Vous restez bien tranquilles, c’est d’accord ? Il veut jouer aux petits chevaux. Un jeu débile. Il se la pète parce qu’il sait compter. A cinq ans. Moi, à cinq ans, je savais ouvrir la porte de l’armoire fermée à clé. Celle où la mère range le chocolat et le lait en tube, celui qui coule dans la bouche tout sucré. C’est Kevin qui m’a montré. Un bout de fil de fer, c’est fastoche. Kevin me montrera d’autres trucs, il m’a promis.

Les petits chevaux, c’est vraiment grave. Compter ça me prend la tête. Pas la peine d’être en vacances si c’est aussi pire qu’à l’école. Mais Marc et Mado ont dit Vous jouez gentiment, le temps que le genou y s’y catrise. Chez moi je descends dans la rue. Pas la mère sur le dos. Ici ils sont deux, ils me collent. Si ça continue je me casse avant la fin.

Les pique-niques c’est un truc nul. Du pain avec quelque chose dedans. Moi j’ai ça tous les soirs, pâté ketchup. Ou mayonnaise en tube, encore mieux. La mère quand elle rentre elle dit qu’elle est trop naze pour faire à manger. Je savais pas qu’on mangeait chez nous comme chez les riches. Mais nous, au moins, on met la télé. Ici ça rigole pas, faut un coin avec de l’herbe, une couverture par terre pour pas se salir, Mado elle regarde le ciel et dit Comme c’est beau la nature ! Marc fume sa clope, Une seule mon chéri, tu m’as promis d’arrêter, et puis il pionce. Moi je sais pas quoi foutre, je dis On va aller faire une cabane. Mado fait encore chier, Ne vous éloignez pas trop, promis ?

Avec leur pique-nique à la con, on a raté le noyé. Les gens en parlaient à la pharmacie où on s’est arrêté le soir, acheter des nouveaux pansements. Faire des réserves au cas où. Déjà que la cabane on avait pris des risques. Marc a dit Faut bien qu’ils s’amusent. Le noyé ç’aurait été super mieux. La sirène, les pompiers sur la plage, tout comme dans Urgences à la télé. J’ai dit Moi je voudrais voir un noyé. Mado a dit C’est pas un spectacle pour les enfants.

Il en a eu marre des petits chevaux, et du 1000 bornes, et de ses autres jeux débiles, il a dit mon genou ça va. Mado a dit Fini de chercher des crabes, vous restez près de la petite piscine, tiens, viens mettre tes flotteurs. Il a l’air malin, le bouffon, avec ces trucs orange autour des bras. On a passé la rangée des parasols où les filles se font cramer les nénés à l’air, avec les mecs qui leur tartinent de l’huile dessus en se marrant. La piscine, de l’eau même pas aux genoux, juste bon pour des petits de cinq ans. C’est nul. Je me suis assis sur le rebord, quoi faire ? J'ai pissé dedans, pour voir. Plein de mômes sont remontés vers la plage. Pas l’aut’bâtard, trop fier avec ses brassards. Je lui ai dit Je te montre un nouveau jeu, couche-toi dans l’eau. Il a hésité, je l’ai un peu poussé, il a essayé de se relever. Mais si c’est drôle, tu vas voir. J’ai mis mon pied sur sa tête. Pour rire. Comme le jeu du foulard dans la cour à l’école, quand le surveillant regarde pas. Lui il connaissait pas le jeu, il bougeait, alors forcément j’ai dû appuyer plus fort, mais il arrêtait pas de gigoter, avec ses bras et les flotteurs orange qui s’agitaient au-dessus de l’eau. Il trichait, c’était plus drôle. J’ai dit bon, moi je joue plus tu triches trop. Je l’ai lâché. Mais il bougeait plus, même ses bras s’étaient arrêtés.

C’est comme ça que j’ai quand même vu un noyé, cet été-là.

 

18 juillet 2012

Filature

Je n’ai pas mis les bonnes chaussures ce matin. Le chef aurait pu me prévenir que ça risquait de durer. Yen a, ça me fait tellement cavaler que j’ai pas le temps de casser la croûte. Celle-ci, par exemple. Je me trompe rarement. Une fille dans les trente ans, pas mal roulée, enfin pour ce que j’en vois, parce que avec leur manie maintenant de porter des bottes, impossible de savoir si les jambes, c’est des poteaux ou des super gambettes qu’on aurait envie de caresser… Des bottes rouges, qu’elle a. Encore une qui n’a rien à foutre que se balader, faire du shopping comme elles disent. Je me demande pourquoi faut la suivre, celle-là… Un mari jaloux, probable. Ah ! Elle s’arrête. Regarde une vitrine de pompes. Entre. Moi, sur l’autre trottoir, à la guetter dans le reflet de la pharmacie en face. Debout avec mes fichues godasses neuves et la couture qui m’appuie sur les orteils. Bon, elle sort. Avec un paquet. Forcément, elle sait dépenser. Moi, je note tout, son trajet, ce qu’elle fait, j’ai pas à comprendre, le patron dit c’est sans importance, tu notes et tu fermes ta gueule.

Trois heures que je lui cavale après, elle a des réserves cette fille ! Toujours pareil, elle entre dans une boutique, j’attends, elle ressort avec un paquet, elle continue. Elle arrêtera quand elle aura mal aux pieds. Comme moi. Tiens, du nouveau, elle entre dans un bistrot. Avant d’entrer à mon tour, j’attends un peu. Soudain un mec sort en courant, j’entends des cris, je regarde à travers la vitre, c’est déjà la bousculade à l’intérieur, avec un type allongé, la tête couverte de sang… Merde, et ma fille ? Les flics arrivent, barrent l’entrée, j’arrive plus à voir… Mais voilà une ambulance. On sort une première civière. Le type. Une deuxième, maintenant, et j’aperçois les bottes rouges qui dépassent de sous le drap. C’était vraiment pas la peine de me faire tant courir pour finir comme ça…

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