Mon portable
Je me suis décidée tard à acheter un téléphone portable. Il a fallu l’étonnement répété de mon entourage :
- Comment ? Tu n’as pas encore de portable ? C’est si pratique !
Suivaient de nombreux exemples où ce téléphone pouvait sauver, le cas échéant, de situations inextricables sinon dramatiques. Situations d’exception qui ne s’étaient d’ailleurs pas présentées aux défenseurs de l’objet mirifique, et qui ne risquaient pas de se présenter avant longtemps.
Je cédai enfin. J’avais entendu les lamentations de ceux qui s’empêtraient dans des abonnements les livrant, pieds et poings liés, à tel opérateur, et je décidai d’éviter cette sujétion en privilégiant la solution du portable à carte, ou « mobicarte ».
J’en découvris vite un premier inconvénient : acheter une carte de chargement à, par exemple, quinze euros, à utiliser dans le mois qui suit, c’était être forcée d’utiliser mon portable… alors que je n’avais aucun coup de fil urgent à passer (et ceux que je recevais étaient inutiles, genre « J’arrive dans dix minutes »). Le mois s’écoulait, j’avais dépensé au mieux trois euros. Pour ne pas perdre les douze euros restants, je devais acheter une nouvelle carte, ce qui m’obligeait à téléphoner sans besoin pour venir à bout des vingt-sept euros alors stockés sur ma carte. Je n’en sortais pas, c’était le chat qui se mord la queue.
Ce petit jeu m’a vite lassée. Je décide de rester avec un portable vide. On peut m’appeler, c’est tout. Au bout de six mois je perds mon numéro. Donc à l’approche des six mois fatidiques, je recharge de quinze euros et tente tant bien que mal de les dépenser, quitte à téléphoner sans raison valable.
Et s’il n’y avait que cela ! J’oublie de l’allumer, et quand j’y pense enfin, j’oublie de l’éteindre. Après plusieurs jours au fond de mon sac, il s’est déchargé. Et c’est là qu’exceptionnellement j’en aurais eu besoin. Quant à envoyer des SMS, c’est exclu, les touches sont bien trop petites et illisibles pour mes yeux si faibles.
Enfin le pire : j’aime avoir la paix. Je déteste être sifflée comme un chien pour un oui ou un non. Déjà, quand je suis occupée chez moi, je ne réponds pas systématiquement quand la ligne fixe sonne… alors dehors !
Bientôt cet objet détesté est resté dans un tiroir. Je le sors - et le recharge - dans des cas très spéciaux (garder plusieurs jours un petit enfant, partir en voyage loin de mon compagnon).
Détesté au point que mon ressentiment s’étend à tout possesseur de cet objet polluant. Dans les transports en commun, il faut subir des échanges du style : « Téoula ? » Ou : « Je suis à telle station, j’arrive tout de suite » Ou « Untel m’a raconté que… et moi je lui ai dit que… ». On subit la saga des chaussures achetées à l’instant, la couleur, la forme, le prix, sans oublier les confidences intimes criées à tue-tête. Excédée par ce voisinage envahissant, il m’est arrivé de lire à haute voix un passage du roman que j’ai entre les mains. J’apprends alors que je dérange.
Autre cas de figure : je marche dans la rue, soudain la personne qui me précède s’arrête brusquement et je manque la percuter. Je comprends vite, elle est tombée en extase devant l’écran de son portable. Le monde n’existe plus, un cordon ombilical invisible la relie au trésor lové dans sa paume.
Mais comment tous ces gens survivaient-ils quand les portables n’existaient pas ?