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Lire à la loupe
11 août 2011

Un don du ciel

 

 


 

Alfred avait épousé Thérèse parce qu’elle était la plus jolie fille du village, mais trente ans plus tard il n’en restait plus grand’chose, de ses appas. Ecroulés, les seins jadis ronds comme deux petites pommes. Ramollie, la paire de fesses qui s’était balancée sous la jupe légère et avait été lorgnée par bien des gars du village. Sillonnées de varices violettes, les gambettes autrefois si lestes à grimper vers les cerises.

Alfred se rappelait… Avant de faire sa demande il avait hésité : la demoiselle apportait en dot un physique avantageux, certes, mais aucune parcelle de terre susceptible d’augmenter son propre bien. C’est qu’il était un beau parti, et sa propriété compensait bien ses dents jaunes et une calvitie précoce. La coquine l’avait invité plusieurs dimanches, après la messe, à goûter sa tarte aux quetsches et son sirop de mirabelles. Alfred aussi gourmand que calculateur avait été séduit par ses talents de cuisinière, à quoi il fallait ajouter, pour être juste, une réputation de dure à l’ouvrage. Il s’était donc décidé à quitter une mère imbattable sur le plan des quiches et des daubes, persuadé qu’il ne perdrait pas au change.

La période des fiançailles s’était révélée prometteuse car personne, comme Thérèse, ne savait réussir des coulis de tomates aussi savoureux. Chaque soir Alfred venait dîner chez sa promise et savourait le moelleux d’un soufflé tout en caressant sous la table le galbe voluptueux d’une cuisse ferme.

Il devinait que Thérèse avait été plus séduite par ses biens que par sa personne sans attrait véritable. Pour la conforter dans son choix, dès le lendemain du mariage il se mit à soigner plus que jamais ses plants de tomates, et les voisins le virent grimpé sur l’escabeau à tailler ses arbres fruitiers avec un soin inaccoutumé. Thérèse, heureuse d’avoir acquis le statut qu’elle convoitait, celui de la femme la plus riche aux alentours, se mit aussitôt à le seconder. C’était aussi ses terres maintenant.

D’abord ravi de l’aide précieuse ainsi apportée, Alfred découvrit vite que sa fine cuisinière avait une idée du rendement qui confinait à l’obsession. Chaque matin elle allait faire son inspection, surveillant la grosseur des tomates, déplorant le coup de vent qui dans la nuit avait fait choir des prunes tout juste bonnes désormais pour des compotes. Elle tenait un cahier où elle inscrivait chaque soir le résultat de la cueillette, un autre cahier où elle notait le nombre de conserves réalisées. Elle consacrait ses journées à stériliser des bocaux de sauce tomate, à faire cuire des confitures. Elle en avait parcimonieusement offert autour d’elle, histoire d’établir sa réputation, et bientôt elle fut célèbre jusqu’au canton voisin. On venait quémander ses recettes de tartes qu’elle savait varier à l’infini. Alfred ne pouvait plus sortir de chez lui sans entendre les louanges décernées à son épouse, et il hochait la tête, sachant qu’il faisait bien des envieux. Un don du ciel, une femme pareille, entendait-il.

Le fermier d’à côté mourut, un vieux garçon sans héritiers. Thérèse persuada son mari d’acquérir le terrain en vente, ce qui allait permettre de doubler la superficie des plantations de tomates. Alfred hésita, songea au surcroît de travail. Pour lui, mais aussi pour Thérèse qui abattait déjà le travail de deux hommes. Elle avait fait trois fausses couches et sa beauté s’était vite fanée à s’acharner ainsi. Où était la jeune fille pulpeuse et aguichante qu’il avait épousée ? Il avait maintenant en face de lui une maîtresse femme trapue qui lui faisait peur. Il aurait dû refuser, mais il n’osa pas. Sa femme faisait l’admiration du village, il n’allait pas lui faire publiquement honte.

Le pire, cependant, ce n’était pas cette boulimie de travail. C’était sa peur de manquer. Les conserves s’alignaient en rangs serrés à la cave. Alfred disait-il timidement : Et si nous en offrions un peu plus aux voisins ? il s’attirait une réponse cinglante : Tu es fou, et s’il nous arrivait un malheur ? Tu seras bien content d’avoir des réserves. Les parents de Thérèse s’étaient endettés pour d’obscures raisons, leur terre avait dû être vendue, et ils n’avaient subsisté que grâce à la charité de leur entourage. Leur fille avait grandi dans la hantise de la pauvreté.

Alfred, une fois de plus, se taisait.

Quelques années plus tard c’est un verger couvert de mirabelliers qui se trouva mis en vente, et Thérèse, là encore, poussa à l’achat.

Alfred la voyait debout pendant des heures, penchée sur ses bassines à confiture, il voyait aussi les jambes fines gonfler peu à peu, la peau des mains gâtée par les épluchages devenir rugueuse, le visage se couperoser à la chaleur des fourneaux. Thérèse semblait indifférente à la perte de sa beauté : elle lui avait servi à conquérir un bon mari, elle n’en avait plus besoin maintenant.

Alfred était nourri de pâtes aux tomates, de tomates farcies, de salades de tomates, et les différentes façons d’accommoder les fruits de son verger n’avaient plus de secret pour lui. En son for intérieur il se considérait comme un mari martyr, mais ne se plaignait jamais. Il avait tenté de se confier à sa mère, mais celle-ci l’avait rabroué, lui faisant remarquer que sa bru savait, par son travail, se faire pardonner l’absence d’enfants.

Les contrariétés lui donnèrent des aigreurs d’estomac. Il alla voir un médecin : nourriture trop acide, il faut changer de régime. Le malheureux se contenta d’avaler discrètement un verre de bicarbonate de soude chaque fois que la crise était trop douloureuse.

Il tenta bien, un printemps, de simuler un lumbago chronique qui l’empêchait de travailler. Peine perdue : Thérèse se leva tous les matins à cinq heures pour remplacer un époux défaillant.

Les années passèrent. De temps en temps Alfred installait de nouvelles étagères à la cave pour supporter les bocaux qui s’accumulaient. Il se sentait de plus en plus fatigué. Thérèse, au contraire, avait bon pied bon œil et abattait ses heures d’épluchage, de concassage, d’émondage, comme dans les premiers temps de leur mariage. Alfred avait depuis longtemps renoncé à contrer sa personnalité tyrannique, il s’épuisait au jardin et écoutait avec résignation les compliments adressés à sa femme. Elle régnait, toute-puissante, indestructible.

Un soir, pourtant, alors qu’elle était penchée sur ses fameux cahiers, sa tête tomba sur sa poitrine. Elle était morte. Le médecin diagnostiqua un arrêt du cœur, hélas imprévisible.

Ce décès inattendu fit du bruit dans le village. Une femme si solide ! Qui l’aurait cru ? Elle était taillée pour vivre centenaire ! Les voisins entourèrent Alfred pour l’aider à surmonter son chagrin : perdre ainsi une épouse exceptionnelle ! Il opinait du bonnet, joua correctement son rôle de veuf éploré. Il organisa un enterrement somptueux suivi d’un repas où les conserves de Thérèse recueillirent une dernière fois des louanges unanimes. Pendant quelques semaines il se laissa dorloter, inviter à dîner à droite à gauche, fit mine de manquer d’appétit – et pourtant, comme les repas offerts étaient tentants ! - déclara enfin qu’il était temps pour lui de remonter la pente et de s’assumer seul.

Une fois tranquille chez lui, il se sentit renaître. Il décida de s’offrir un petit festin à sa façon. Il alla chez le boucher s’acheter une belle entrecôte (Thérèse avait méprisé les viandes, une omelette aux tomates faisait aussi bien l’affaire) et décida d’ouvrir une bouteille du bon Bordeaux acheté il y a si longtemps, quand jeune marié il avait rêvé d’une vie douce aux côtés d’une épouse paisible.

Il descendit à la cave, détourna la tête en passant devant les centaines de bocaux alignés, confitures, fruits au sirop et coulis de tomates exécrés. Le casier à bouteilles était dans un angle obscur, un petit casier où reposaient six bouteilles couvertes de poussière. Il en saisit une délicatement, claqua la langue d’avance en songeant au repas savoureux qu’il se concoctait, et remonta l’escalier. Il ouvrit la porte. Ou plutôt voulut l’ouvrir car la poignée lui resta dans la main. Il demeura stupéfait : comment sortir de là ? Il commença à appeler, mais sa maison était loin des autres, les murs étaient épais, et personne ne répondit à ses cris. Du compost accumulé devant le soupirail – et qu’il s’était promis de dégager le lendemain - formait un matelas épais qui étouffait les sons.

Il redescendit l’escalier, s’assit sur la dernière marche et commença à attendre. On finirait bien par se rendre compte de sa disparition. Il contempla les conserves alignées, les bouteilles de jus de tomates et les confitures qui allaient se substituer, pour combien de temps, plusieurs jours peut-être, aux côtes de bœuf, filets mignons de porc, rôtis de veau, tous ces rêves de douceurs qu’il se promettait pour ses vieux jours. Ils avaient raison, les voisins : Thérèse, c’était vraiment un don du ciel.

 

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Commentaires
A
OUI, JOLIMENT RACONTÉ ET TRÈS DRÔLE!<br /> JE T'EMBRASSE ET BRAVO<br /> GIGRI
R
Cette fin me laisse comme le héros de l'histoire : sur ma faim ! Ce récit a un goût d'inachevé...
Lire à la loupe
  • un aperçu de ma passion pour l'écriture : des nouvelles, des récits courts, des anecdotes autobiographiques, l'aventure de mon premier roman, mes ateliers d'écriture, des souvenirs de vacances en Bretagne, des citations, mes lectures
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