Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Lire à la loupe
15 août 2011

Au théâtre


 Les éléphants bleus ont disparu. Il se frotte les yeux, il ne les voit plus, les éléphants dessinés sur le tissu de ses rideaux. Il fait plus noir que dans sa chambre. Il promène ses mains autour de lui et devine une paroi de bois contre son lit. C’est nouveau. Peu à peu il voit mieux : il n’est pas dans son lit, il est couché par terre sur une couverture.

Alors il se rappelle tout : sa mère énervée qui remplit une grosse valise, tellement énervée qu‘elle oublie de lui faire ranger ses jouets ; et puis leur longue, longue marche sur une route pleine de gens, avec eux aussi des grosses valises, des sacs, des vélos, il a même vu une grand-mère portée dans une brouette et qui tenait contre son ventre une cage avec deux perruches vertes. Il a eu mal aux pieds, il a pleuré, sa mère portait la valise et la couverture et disait :

 - Avance, sois gentil, conduis-toi comme un grand.

Un monsieur qui marchait à côté d'eux l'a pris sur ses épaules. Après, il ne sait plus.

Derrière la paroi de bois, il entend du bruit. Il se dresse sur la pointe des pieds et regarde. Il n’y a pas presque pas de lumière, mais il reconnaît les rangées de fauteuils qui s'étendent devant lui, et plus loin la scène et son rideau rouge : il est au théâtre !

Sa mère l'avait emmené au spectacle, l'année dernière, pour son anniversaire : il se rappelle la musique, les danseurs avec leurs tambourins, le chanteur et sa guitare ornée de rubans jaunes, le jongleur surtout, dans un costume argenté et brillant. Il avait commencé à lancer trois balles en l'air, des balles rouges, qui montaient puis redescendaient dans ses mains presque immobiles. Il avait pris de plus en plus de balles, qu'il projetait de plus en plus haut. Puis des cerceaux qui s'envolaient et se croisaient sans jamais s'effleurer. Enfin, des torches enflammées : les projecteurs s'étaient éteints et l'espace s’était saupoudré d’étincelles. Il avait beaucoup applaudi : quand il serait grand, il serait jongleur. Le lendemain, il s’était entraîné avec ses petites balles de caoutchouc. Il avait cassé un vase. Sa mère s'était fâchée. Il avait dû promettre de ne plus recommencer.

Maman… où est-elle ?

Elle est assise derrière lui et elle a les yeux fermés. Tout va bien : sa mère est là et le spectacle n’a pas commencé. Des hommes marchent sur le devant de la scène en faisant de grands gestes, mais le rideau rouge est baissé. Tout le monde n'est pas encore assis, des fauteuils claquent, des femmes cherchent à rattraper des enfants qui courent dans l'allée centrale. Des paquets et des valises s'empilent le long des murs. Quelque part, une femme pousse des hurlements. Elle s’est peut-être pincé les doigts dans un fauteuil : il se souvient comme ça lui avait fait mal.

Il faut que sa mère profite du spectacle. Il lui secoue le bras :

- Maman, regarde, nous sommes au théâtre !

- Je sais, Mathias. Reste tranquille, dors.

 Elle n’a même pas ouvert les yeux. Il la réveillera tout à l’heure.

Non loin de lui, un vieil homme pleure : il a perdu sa montre, ou bien on la lui a volée. Sa femme lui tapote la main et le console. Des gens dans la salle continuent à s’agiter, la femme continue à crier. Deux hommes passent devant lui :

- Il faudrait un chirurgien et une ambulance…

- Impossible, ces salauds ont fait sauter le pont.

Des salauds ? C’est qui ? Mais pourquoi la salle n’est-elle pas illuminée ? L'année dernière, c'est seulement quand la musique avait commencé que les lumières s'étaient doucement éteintes. Et le rideau, quand va-t-il se lever ?

- Couche-toi, Mathias, il n'y a rien à voir. Il faut dormir. Demain tu auras besoin de forces, il faudra encore marcher.

Sa mère se moque de lui ! Il ne va quand même pas risquer de rater le début ! Il a la chance d'être dans une « baignoire ». Il a appris ça l'année dernière. L'étage au-dessus de lui, c’est le balcon. Il sait tout !

Des spectateurs continuent à parler fort et à bouger au lieu de s’asseoir tranquillement à leur place. Un enfant se met à hurler, bientôt d'autres. La femme qui criait tout à l'heure s’est calmée, mais elle gémit comme un petit chien.

Au pied de la scène il se passe quelque chose, il n’arrive pas à voir. Il entend :

- Ma mère a eu un malaise, je n'arrive pas à la relever. Aidez-moi !

Une autre voix crie à son tour :

- Il y a une femme qui va accoucher, il faudrait l’évacuer.

Quel ennui : le spectacle va être retardé à cause de tous ces gens qui font des histoires. Mais non, le rideau se lève !

- Maman, regarde, ça va commencer !

- Mais non, mon chéri. Calme-toi, il ne va rien se passer.

Sa mère ne sait plus ce qu'elle dit. La valise était sûrement très lourde. Mais bientôt elle va tout admirer avec lui et lui expliquer à l'oreille ce qu'il ne comprend pas.

Des hommes apportent des matelas et les étalent sur la scène.

- Maman, ça y est ! Ils installent les matelas pour les acrobates !

Il tire sur la veste de sa mère. Cette fois il l’a enfin bien réveillée. Elle le prend dans ses bras et l'installe sur ses genoux :

- Mon pauvre petit trésor... Il n'y a pas d'acrobates. Ce soir c’est différent, il n'y aura pas de spectacle. Nous sommes tous ici pour dormir. Nous sommes très fatigués. Toi aussi, tu dois dormir.

Elle le berce et l'embrasse doucement dans le cou. Il sent ses cheveux lui  chatouiller les joues. Il a bien vu que cela ne se passe pas comme l'année dernière. Mais sa mère se trompe, quand on vient au théâtre il y a toujours un spectacle… Il se tortille pour échapper à ses bras, glisse de ses genoux et reprend son poste d'observation.

Deux hommes portent une femme et la couchent sur un des matelas. Non loin de lui des chuchotements, on parle des morragies, il ne comprend pas. On soutient une femme à cheveux blancs pour l'aider à monter sur la scène. D'autres femmes, avec des bébés dans les bras, viennent s'étendre à côté d'elle.

Il attend toujours. Dans un coin quelqu'un sanglote doucement, mais le bruit commence à s'apaiser, les déplacements se font plus rares, on n'entend plus de fauteuils claquer. C’est comme si le spectacle avait déjà eu lieu. Une porte grince encore sur ses gonds, puis c’est le silence.

Deux grosses larmes glissent sur ses joues. Il jette un dernier regard sur la salle assoupie, sur sa mère endormie, puis il lâche le rebord du bas flanc et se laisse tomber sur la couverture. Il étend ses jambes fatiguées le long de la valise, saisit la peluche usée qu'il emporte partout avec lui et ferme les yeux. Derrière ses paupières, il commence à voir danser les boules rouges du jongleur.

 

Cette nouvelle a été primée et éditée au concours de Gorcy, Prix Transfrontalier de la nouvelle brève, en 2003.

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Lire à la loupe
  • un aperçu de ma passion pour l'écriture : des nouvelles, des récits courts, des anecdotes autobiographiques, l'aventure de mon premier roman, mes ateliers d'écriture, des souvenirs de vacances en Bretagne, des citations, mes lectures
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Archives
Derniers commentaires
Newsletter
Publicité