Mon type d’homme.
Je partais rendre visite à ma marraine qui habite un petit village dans la Haute-Loire. Elle vieillissait et me suppliait régulièrement de venir passer quelques jours chez elle. J’y allais sans enthousiasme, c’était un long trajet, le train puis un car qui se traînait sur des routes en lacets… Chaque fois j’avais hâte d’arriver. J’achetais un recueil de mots fléchés pour que le voyage me paraisse moins long.
Quand je suis entrée dans mon compartiment - il s’agissait d’un vieux wagon - il y avait déjà trois personnes. Un couple âgé était installé près de la porte, ils ont reculé leurs jambes allongées pour que je puisse passer vers ma place réservée, un coin fenêtre. En face de mon siège était assis un homme qui regardait au dehors. Il a à peine tourné la tête quand je suis arrivée. J’ai monté mon sac de voyage, un sac petit, léger, suffisant pour les trois jours prévus. Normal que mon voisin n’ait pas fait mine de vouloir m’aider. L’aurait-il proposé si j’avais eu une grosse valise ? Il avait l’apparence d’un homme bien, ce que j’entends par bien : poli, l’air distingué… on n’en trouve plus beaucoup comme ça. J’ai retiré ma veste, je l’ai étalée par-dessus le sac, puis je me suis assise en posant mes mots fléchés à côté de moi. Je n’étais plus pressée de m’y mettre, cet homme me paraissait un compagnon de voyage digne d’attention. Moi aussi j’ai regardé par la fenêtre, semblant m’intéresser aux mouvements de foule sur le quai, et en même temps j’observais discrètement mon voisin. Il était habillé avec une certaine élégance, une veste de tweed, un peu chic anglais, des chaussures fines et bien cirées. Il avait croisé les jambes et ses mains posées sur ses genoux avaient des doigts longs et fins, musclés cependant, des doigts de pianiste ai-je pensé. C’est son visage surtout qui m’a attirée, un front large sur lequel retombait une mèche de son épaisse chevelure noire, des pommettes hautes, une bouche gonflée, sensuelle… tout à fait mon type d’homme. Son regard était caché par des lunettes aux verres fumés, ce qui ne m’empêchait pas de percevoir qu’il avait des yeux clairs, bleus ou gris. De beaux yeux sûrement.
Le train a démarré. Personne n’était venu occuper les places du milieu, mais le vieux couple n’a pas cherché à se mettre à l’aise en débordant sur l’espace disponible. Des gens discrets. Bientôt ils ont fermé les yeux.
Comment engager la conversation ? Du culot me suis-je dit. J’ai croisé les jambes et heurté son pied. Je me suis excusée, il m’a répondu, je n’avais plus qu’à continuer. Tout de suite j’ai vibré en entendant sa voix chaude, avec un soupçon d’intonation méridionale, juste assez pour imaginer le bon vivant derrière la façade policée. Je ne sais plus comment, la conversation s’est orientée vers la musique, c’était un passionné, il ne ratait pas un concert lorsqu’il s’agissait de piano, classique ou jazz, il semblait tout apprécier. J’ai intérieurement béni ma sœur qui joue un peu de piano et me soûle de noms que je retiens, à force de les entendre… J’ai pu ainsi faire illusion, sans trop parler de moi. « Sachez cultiver votre mystère », c’était un article dans le Marie-Claire de la semaine précédente.
Nous bavardions ainsi comme de vieilles connaissances, et je me sentais planer sur un nuage rose, quand soudain je me suis demandé quelle tête je pouvais bien avoir, levée de bonne heure, pas vraiment apprêtée pour draguer. Je me suis excusée, et j’ai filé au bout du couloir pour réparer d’éventuels dégâts.
Enfermée dans le havre protecteur de la minuscule cabine, je me suis examinée dans le miroir. La lumière crue du tube de néon me donnait un teint blême, ce qui ne m’a pas inquiétée, mais le maquillage léger que j’avais hâtivement posé sur mon visage le matin avait disparu, et j’ai sorti ma petite trousse de mon sac pour y remédier. Quelle bonne idée d’avoir toujours sur moi de quoi me refaire une beauté ! C’était l’occasion plus que jamais de me montrer séduisante. J’ai remis du fard argenté sur mes paupières, un léger trait de crayon à l’angle des yeux, j’ai redessiné mes lèvres au pinceau, un joli rose nacré que je venais d’acheter… Une touche de parfum sur les poignets… on fait des gestes en parlant… il apprécierait… Je me suis souri dans le miroir : oui, j’étais pas mal, j’avais mes chances. Dommage que je n’aie pas mis mon nouveau pull violet, qui mettait si bien en valeur mes yeux bleus… Mais j’ai ouvert deux boutons de mon chemisier, pas trop, juste pour qu’il devine que mon décolleté était appétissant. Je suis retournée m’asseoir.
Nous avons repris nos papotages là où nous les avions laissés. J’ai cru deviner un léger sourire sur ses lèvres : il n’était pas dupe, il voyait que j’étais revenue pomponnée, il semblait y être sensible. J’imaginais déjà le moment où il me demanderait mon nom, mon téléphone… Je ne regrettais vraiment plus de m’être résignée à ce voyage.
A son tour il m’a demandé la permission de s’absenter un instant. J’ai acquiescé en lui souriant, un sourire complice. Il se levait déjà, un bel homme vraiment, grand, large d’épaules… Il est resté immobile quelques secondes debout devant moi, puis il a pris dans la poche intérieure de sa veste un objet que dans ma surprise je n’ai pas aussitôt identifié. Il l’a déplié, et je l’ai alors regardé s’éloigner vers le couloir, tapotant le sol devant lui à l’aide de sa canne blanche.
Cette nouvelle a été primée et éditée au concours de nouvelles de l’Association Culture Loisirs d’Antibes en 2006.
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