Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Lire à la loupe
24 novembre 2011

Voyage au pays de l’interdit

 

 J’étais en cinquième. Ma mère avait commencé à m'accorder de l’argent de poche parce que j'allais à la cantine. Elle craignait peut-être que je sois mal nourrie, elle savait aussi que je n'aimais pas grand-chose et que je chipotais, bref elle me donnait de quoi acheter un goûter à l'économat. J'achetais à la place des rouleaux de réglisse rue d'Amsterdam, en sortant du Cours, mais je ne le disais pas.

Après le repas à la cantine, les élèves devaient aller dans une cour minuscule où les garçons les plus grands taquinaient les filles, les bousculaient, et tentaient de les tripoter sous différents prétextes. Un jour j'osai suivre deux ou trois filles qui sortaient de l'établissement après le repas. Sortir du Cours, c'était interdit, et il fallait saisir l'instant où le surveillant - un militaire à la retraite boiteux et grincheux - relâchait son attention et rentrait dans son bureau. Cette escapade m'inquiétait mais les autres se moquèrent de moi et je les suivis. Elles m'entraînèrent rue de Rome où une papeterie vendait des chromos. J'avais vu ces vignettes colorées dans les cahiers de mes voisines, et je rêvais d'en avoir aussi.

Jusque-là je n'avais jamais ressenti le besoin d'argent. Dès le lendemain de mon équipée je demandai un peu plus d'argent à ma mère. Je ne sais plus comment je le justifiai. Ai-je dit que mon goûter était insuffisant ? Ma mère ne s'étonna pas du développement subit de mon appétit et augmenta la somme qu'elle me donnait habituellement, en ajoutant toutefois :

« Il ne faudra pas le dire à papa. Il ne serait pas content. »

Ma mère m'avait déjà rendue complice de ses propres dépenses assorties de dissimulations. Maintenant c'est moi qui mentais et ma mère devenait à son tour ma complice contre mon père, éternel trompé dans ces histoires d'argent. Il incarnait la droiture et la raison, mais les chromos eurent le dessus, et je m'enfonçai lucidement dans une débauche de dépenses, collant des chromos partout, et achetant aussi de plus en plus de réglisse. Les mensonges devenaient plus aisés, les sorties d'après déjeuner plus faciles, quand un jour j'aperçus en face de moi, descendant la rue de Rome, notre professeur d'anglais. Elle eut un regard étonné et réprobateur, ne dit rien et continua son chemin. J'étais effondrée : elle allait parler, mes parents seraient mis au courant, mes mensonges découverts. Mes camarades n'étaient pas inquiètes et n'attachaient aucune importance à cette rencontre. Je passai le reste de l'après-midi puis les jours suivants dans un état second, m'attendant à tout moment à ce que le scandale éclatât. Rien n'arriva. Le professeur avait eu pitié de nous et je devais mon salut à son silence.

L'aventure m'avait refroidie. Je renonçai pour longtemps aux chromos, à la réglisse, aux sorties interdites.

Publicité
Publicité
Commentaires
A
Alors petite fille adorable, tu as eu bien de la chance d'avoir un si gentil prof d'anglais... elle était peut-être un mauvais prof.... en anglais?<br /> Bises<br /> Gigri
Lire à la loupe
  • un aperçu de ma passion pour l'écriture : des nouvelles, des récits courts, des anecdotes autobiographiques, l'aventure de mon premier roman, mes ateliers d'écriture, des souvenirs de vacances en Bretagne, des citations, mes lectures
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Archives
Derniers commentaires
Newsletter
Publicité