Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Lire à la loupe
7 septembre 2012

Jekyll et Hyde

Le petit Luc avait un visage d’une telle beauté que les passants s’arrêtaient dans la rue pour le regarder. Lui, assis bien droit dans sa poussette, était déjà conscient de l’admiration qu’il provoquait. A l’âge de trois ans, profitant d’un moment d’inattention de sa mère, il saisit la queue d’une casserole d’eau bouillante et le contenu se renversa sur lui. Il resta plusieurs jours entre la vie et la mort, survécut à cet horrible accident, mais dut passer plusieurs mois de cauchemar à l'hôpital. Son beau visage avait par miracle été épargné, mais les bras, une jambe et une partie du buste étaient désormais creusés de profondes cicatrices d'aspect repoussant. Sur la jambe qui avait échappé aux brûlures, les chirurgiens avaient prélevé des greffes qui dessinaient sur la peau des rangées de pastilles nacrées.

Les médecins avaient conseillé d’emmener l’enfant au bord de la mer et de l’exposer au soleil pour tenter d’atténuer les traces de l’accident. Au début Luc se laissa faire, mais bientôt, dès qu’il se déshabillait, des adultes gênés détournaient les yeux, des enfants le montraient du doigt :

—   Dis maman, tu as vu le petit garçon ?

La mère de Luc, exaspérée par des remarques qu’elle ne pouvait éviter, renonça aux bienfaits supposés du soleil pour son fils.

A l’âge du collège puis du lycée Luc devint le point de mire de ses camarades attirés par les traits parfaits de son visage. Un médecin compatissant le dispensait chaque année des cours d’éducation physique, et Luc possédait une panoplie de pantalons et de chemises de lin qui lui faisaient une réputation de dandy entretenue avec soin pour sauvegarder son secret.

Il tomba amoureux. Que faire ? Il ne pouvait rester indéfiniment enveloppé de la tête aux pieds. Il entreprit de préparer la jeune personne, chavirée d’être l’élue et incapable de l’écouter. Le regard envahi de dégoût qui se détourna de son torse lorsqu’il ouvrit sa chemise sur ses chairs rouges et torturées, le recul involontaire de l’aimée en furent trop pour lui. Il s’enfuit et se jura de ne plus avoir jamais à vivre pareille épreuve.

Désormais il se contenta de rapports brefs et tarifés qui évitaient déshabillage et donc répugnance affichée. Il se résigna à vivre admiré pour son visage magnifique mais sans en percevoir les bénéfices.

Un jour il entendit une conversation dans un métro : les acteurs obèses étaient rares, donc recherchés. Il y avait toujours des rôles pour eux. Et moi ? se dit-il. Il décida de tenter sa chance. Mais d’abord il se chercha  un nom de scène. Boris, comme Boris Karloff,  ça sonnait bien. Boris Stevenson ! Il sourit de sa trouvaille, lui aussi était un  Jekyll et Hyde…

Il fut vite engagé pour des films d’horreur et des films fantastiques de série B où son corps repoussant revenait moins cher que les effets spéciaux ou les maquillages longs et compliqués. Son visage d’Adonis n’intéressait personne – Des belles gueules, on en a à la pelle, avait-il entendu – jusqu’au jour où un réalisateur connu l’engagea sur un film qui fut un succès imprévisible et fit exploser les chiffres du box-office. Pour la première fois de sa vie, son visage et son corps étaient associés dans le même envoûtement. Boris Stevenson devint célèbre, des inconnus l’arrêtaient dans la rue, les femmes l’entouraient à nouveau, la fascination avait remplacé le dégoût. Ses cicatrices n’étaient plus un obstacle à une vie normale. Une top-model célèbre tomba amoureuse de lui, et bientôt leurs fiançailles furent célébrées en grande pompe.

Luc tourna de plus en plus, fut de plus en plus souvent sous les lumières des projecteurs. Et ce que le soleil n’avait pas eu l’occasion de faire se trouva réalisé  par les spots : les boursouflures se résorbèrent lentement, les rougeurs s’atténuèrent, sa peau reprit peu à peu une apparence supportable. Les maquilleurs devaient maintenant tricher pour que le corps de Boris Stevenson restât ce pour quoi il avait été engagé. Bientôt on ne voulut plus de lui. La top-model le quitta.

Il retourna à l’anonymat qu’il avait désiré autrefois, mais auquel il ne pouvait désormais se résigner. Il errait dans les parages des tournages en extérieurs, arrêtait les curieux, leur disait :

— Vous vous rappelez ? Je suis Boris Stevenson.

Indifférents, ils lui tournaient le dos.

 

Publicité
Publicité
Commentaires
R
A part ça il y en a qui disent que la beauté c'est subjectif !!! ...ou que la vraie beauté est intérieure ! Ah, les fourbes, les menteurs, les hypocrites ! bise !
A
Cette nouvelle est troublante. Le regard des autres... Capable de porter aux nues, capable de briser. Tous les livres de psy. incitent à le négliger, pas si simple. Et puis ici tout se complique par la disparition "de la raison" d'etre regardé. Motif de cette disparition...la boucle est bouclée. Ce texte un véritable petit apologue!!!
A
Géniale ton histoire! Et puis, tu as le don pour faire de belles "chutes"!<br /> <br /> Oui, ça fait réfléchir... être laid... c'est ce qu'on devient quand on est vieux... ne plus pouvoir se déshabiller... Wouah!<br /> <br /> Géniale ton histoire à tous points de vue!<br /> <br /> Bises<br /> <br /> Gigri
Lire à la loupe
  • un aperçu de ma passion pour l'écriture : des nouvelles, des récits courts, des anecdotes autobiographiques, l'aventure de mon premier roman, mes ateliers d'écriture, des souvenirs de vacances en Bretagne, des citations, mes lectures
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Archives
Derniers commentaires
Newsletter
Publicité