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29 mars 2012

Enfin Bambi vint

 

Lise avait l’air souffreteux et craintif des êtres qui s’étiolent sans l’espoir d’une vie meilleure. Elle vivait avec sa vieille mère, veuve de guerre, celle de 14, dans un pavillon cossu entouré d’un vaste jardin clos de murs. Elles évoquaient dignement leurs moyens modestes. Pour garder la maison et en assumer l’entretien, elles louaient les trois belles chambres du premier étage à des messieurs célibataires discrets et propres, des messieurs très comme il faut dont elles parlaient en baissant la voix. Lise nous confiait qu'elle avait de plus en plus de mal à gérer ses locations, les impôts ne cessaient d’augmenter et elle devait remplir des formulaires administratifs de plus en plus compliqués. Les soucis creusaient chaque jour son visage gris précocement vieilli, deux plis amers s’étaient formés aux coins de sa bouche serrée, et elle posait sur le monde un regard sévère et critique. Nous avions pitié de la pauvre Lise que nous avions admirée lorsque nous étions enfants et elle une jolie jeune fille promise à un bel avenir. Le sort s'était acharné sur elle, et pour adoucir son quotidien nous l'invitions souvent à venir prendre une tasse de thé chez l'une ou l'autre. Ponctuelle, elle arrivait à l’heure indiquée, habillée d’un tailleur beige flottant sur son corps osseux et d’un chemisier blanc fermé au col par une broche discrète. Elle se tenait légèrement penchée en avant, comme craignant les coups du sort. Elle avait toujours avec elle son sac à ouvrage de tissu fleuri. A peine assise, elle en sortait des morceaux de toile cirée blanche qu’elle avait découpés à l’avance, et elle entreprenait de les assembler au point de feston avec du cordonnet rouge ou bleu. Si par malheur l'un de nos enfants s’approchait d’elle, Lise assise près de la fenêtre lui jetait un regard courroucé : Pousse-toi, je te prie, tu me fais de l’ombre ; ou : Ne touche à rien, tu vas tout mélanger. Quand un enfant avait le malheur de se montrer un peu trop déluré, elle lui adressait des leçons de morale sentencieuses sans jamais lever le nez de son ouvrage. Nous supportions son hostilité envers les enfants, la pauvre Lise avait une vie si triste ! Elle travaillait sans relâche, dans l’espoir, plus tard, d’obtenir une retraite d'artisan. Elle refusait la tranche de cake proposée, avait un appétit d'oiseau, d’ailleurs elle ne digérait rien et évoquait discrètement ses nombreux maux tout en brodant des yeux malicieux aux fox-terriers ou un regard attendrissant aux lapins.

Des animaux, elle en confectionnait de plusieurs tailles, jusqu’à des minuscules qui s’attacheraient à des anneaux porte-clés. Elle préservait une ouverture dans les corps assemblés pour ensuite, chez elle, les bourrer de kapok. Elle allait placer ces jouets de bébé dans les grands magasins, au Nain Bleu surtout, rue du Faubourg Saint-Honoré. Elle y partait pleine d’espoir, mais souvent nous la voyions en revenir les épaules basses : les affaires ne marchaient pas, sa dernière livraison s’était mal vendue, on ne lui avait pas renouvelé sa commande.

Pour lui changer les idées, nous l'invitions à faire un bridge, son péché mignon, mais elle hésitait à accepter : elle devait imaginer d’autres animaux pour susciter des commandes, et elle créa des éléphants qui eurent du succès un court moment.

Enfin une voisine l’emmena un jour au cinéma. Bambi arrivait sur les écrans en France, les queues devant les salles étaient impressionnantes. Pour Lise ce fut une révélation. Bambi ! Voilà le nouvel animal qu’elle devait créer ! Elle s’attela à la tâche, et des Bambi de toutes les tailles naquirent sous ses doigts. Des faons brodés de bleu, bien sûr, le bleu couleur de la tendresse, de l’émotion. Les Bambi de Lise furent aussitôt l’objet d’un véritable engouement. Noël approchait et les commandes des magasins se succédaient. Il fallait suivre. Lise continuait à venir prendre le thé à droite ou à gauche, son sac à ouvrage rebondi attestant de l’ampleur de sa tâche. Elle écoutait nos compliments mais ne montrait aucun signe de satisfaction. Elle s’épuisait, allant jusqu’à travailler la nuit, et nous la voyions maigrir de plus en plus.

Un matin sa vieille mère nous appela, affolée. Toutes nous accourûmes : Lise reposait dans son lit, une ribambelle de Bambi faisait la ronde autour d'elle, et pour la première fois un sourire éclairait son visage.

 

 

 

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Commentaires
R
Je biche en lisant l' histoire de cette Lise que se lyse!... Au chevet de son lit, ça ne cerf à rien de se lamenter ! Et au seuil de son dernier voyage je lui dis seulement : ça va, Lise ?
G
Pas de doute, tu racontes très bien les histoires! J'espère qu!e tu les présentera un jour à ton éditeur pour en faire un beau recueil. J'espère et je sais car c'est vraiment très beau et bien écrit.<br /> <br /> Oui, belle et poétique histoire. Pauvre Lise qui sourit enfin.<br /> <br /> Bises<br /> <br /> Gigri
M
Touchante cette nouvelle, j'ai aimé, neutre elle nous montre une fois de plus l'art de votre imagination.<br /> <br /> à bientôt<br /> <br /> manouedith
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